Mara a écrit:Et je me demande dans quelle mesure Basquiat n'a pas profité du même genre de phénomène. (?)
Qu'il crée, je ne le remets pas en question... Ce qui m'étonne c'est la valeur que peuvent prendre des toiles, qui peintes par quelqu'un d'autre n'auraient sans doute pas la même. N'y a-t-il pas là dedans comme un plaisir de la haute bourgeoisie qui "s'encanaillerait" à acheter l'art d'un homme ayant vécu, peint, dans la rue, se droguant de façon notoire, etc. ???
La fébrilité de Basquiat , sa fulgurante ascension , et sa mort prématuré se prêtent magnifiquement à le transformer en mythe , en incarnation de l'artiste comme marginal exemplaire. depuis le romantisme , l'image de l'artiste poussé par sa force créatrice s'est vue associée en outre a celle de la fragilité psychique , de l'exclusion sociale et de l'echec qui en resulte. Des peintres comme Van Gogh , qui fut privé de reconnaissance pendant toute sa vie , et qui se blessa mortellement d'une balle tirée en pleine poitrine , "suicidé par la société" ( Antonin Artaud ), ont contribué de manière décisive à façonner cette image. Et des destinées comme celle de Jackson Pollock subissantun traitement psychiatrique a partir de 1937 pour de graves problèmes d'alcollisme , mort en 1956 d'un accident automobile , continuent aujourd'hui de nourrir ce cliché .
Ceci etant dit , les mecanismes culturels et les conceptions éculées du génie ne suffisent nullement à expliquer la célébrité de Basquiat. En effet , a coté de ses qualités purement picturales , il convient de tenir compte de la situation de l'art au début des années 80 , au moment où Basquiat apparaît sur la scène artistique. Dans l'amérique des années 70 , parallèlement aux principaux représentants du Pop Art comme Roy Lichtenstein , Claes Oldenburg , Robert Rauschenberg et Andy Warhol , l'activité artistiqueet le marché de l'art avaient surtout été dominés par l'art conceptuel et le minimalisme. Le public était lassé des hermétiques arragement de dalles d'un Carl André et des caissons d'apparence industrielle de Donald Judd , des spéculations mathématiques d'un Sol LeWitt et de la peinture de Frank Stella refusant délibérément tout commentaire, tandis que les musées américains ne prêtaient aucunes attentions au nouveau courant et tendances de l'art. Cette tache est assumée de plus en plus par les galeries , qui portent alors leurs interets vers l'Europe. En même temps , le marché de l'art explose. Il est de bon ton d'acheter de l'art, qui est promu au rang d'objet de placement dans lequel on investit comme dans des actions.Les collectionneurs commencent à acheter de l'art dans les années 80 , et sont aujourd'hui encore déterminants lorsqu'il s'agit de faire des carrières d'artistes. Les representant de la société americaine ne se contentent plus de leur soutien routinier des musées, soutien qu'ils conçoivent comme une part de leur responsabilité sociale , mais considérent de plus en plus comme incontournable de se promener le week end dans les galeries branchées , d'assister à des vernissages ou de rendre visite aux artistes dans leus ateliers. l'art devient un élement constitutif du life-style , et poussé par l'angoisse de ne pas être au sommet de la vague , on achète ce qui est vanté comme le nec plus ultra du moment . Des listes d'attentesont ouvertes , dans lesquelles les collectionneurs doivent s'inscrire , ce qui conduit a la situation absurde que les artistes se mettent en quelques sortes a produire à la demande , selon la lois du marché. Les conséquences sont catastrophiques, si l'on tentait jusqu'alors de placer dans les musées des oeuvres ayant une qualité particulière , l'art s'achete désormais a tort et a travers . Des Oeuvres clés atterrissaient dans des collections privées avant de réapparaître sur le marché deux ou trois ans plus tard , mais alors à des prix prohibitifs pour les musées.
Par ailleurs , un nouveau type de galeriste attise alors le boom de l'art . Le galeriste ne se contente plus de soutenir l'art et les artistes , mais il prend aussi les rênes dujeu qui definit l'evolution des prix. Achetant et revendant les oeuvres a seule fin de mieux le revendre a la premiere occassion juteuese , il ne cesse de faire monter les prix . Le propos n'est plus seulement de faire des affaires et de soutenirs des courants artistiques , comme par le passé , mais le galeriste devient lui-même une star. Par sa politique commerciale , il décide de la direction que doit prendre l'histoire de l'art contemporain.
L'explosion du marché de l'art suscite l'apparition d'un grand nombre de galeries , dont certaines travaillent avec plus d'enthousiasme que de sens artistique. A la fin des années 80 la Mecques des colectionneurs d'art s'installe pendant une courte periode en bordure se SoHo, à East Village, ou vit alors la scène alternative . Cette installation coïncide avec la commercialisation du "Graffiti art". Contrairement à ce qu'on se plît a affirmer, le graffiti n'etait pas l'art des anfants noirs du Bronx protestant contre leur exclusion sociale à coups de tags et de noms signés sur les façades d'immeubles et dans le métro , mais un phénomène ignorant les barrières de race comme de classe. Si l'on veut associer le graffiti à une couche social particulière , il faut citer en premier lieu celle des descendants d'immigrés du tiers-monde et d'Europe, dont les parents appartiennent a la couche inférieure des classes moyennes.Au moment ou Basquiat commence à ecrire des graffitis sur les murs de SoHo sous le pseudonymes SAMO, l'emergence du mouvementen tant que phénomène de masse anarchique a déjà dépassé son apogée et est en voie de commercialisation par le marché de l'art. Kenny Scharf et Fred Braithwaite , Lee Quinones et Rammellzee ne sont deja plus des adolescents , mais des artistes murs possédant chacun une identité propre.
Au cours des années 80 , la valeurs artistique et la valeur marchande de l'oeuvre sont devenues indissociables , et même elles se confondent . L'oeuvre d'art est interchangeable avec les médias non artistiques et des stratégies publicitaires telles que l'affiche et les mises en scène photographiques , qui recèlent une charge sémantique equivalente à celle de l'oeuvre d'art elle-même. Concernat Basquiat , on ne peut partir du fait qu'il ait jamais eu le moindre contrôle sur la commercialisation de son oeuvre . D'ailleurs, la commercialisation englobe aussi la personne de Basquiat , le seul artiste noir à avoir connu une ascension dans l'Olympe des stars internationales de la peinture, un olympe défini aussi par les prix . Une grande part de son succés et de son échec doit etre rapportée a sa négritude et au racisme latent de la scène artistique new-yorkaise.
Extrait de Basquiat et la scène artistique des années 80 de Leonhard Emmerling