Par Irene Khan, secrétaire générale, Amnesty International
En septembre dernier, dans un camp de fortune près d’El Geneina, au Darfour (Soudan), j’ai écouté une femme décrire l’assaut donné à son village par les membres d’une milice soutenue par le gouvernement. Tant d’hommes avaient été tués qu’il n’en restait plus un seul pour enterrer les morts; les femmes avaient dû se charger de cette tâche funèbre. J’ai écouté le récit de jeunes filles abandonnées par leur communauté après avoir été violées par les miliciens. J’ai écouté des hommes qui avaient tout perdu, à l’exception de leur dignité. C’étaient des gens de la campagne, qui n’avaient peut-être pas saisi tout ce que recouvre l’expression «droits humains» mais qui connaissaient le sens du mot «justice». Et ils ne comprenaient pas comment le monde pouvait rester sourd à leur détresse.
Là comme ailleurs, l’indifférence et la lassitude s’alliaient à l’impunité pour créer un tableau désolant, caractéristique de la situation des droits humains aujourd’hui. Les droits humains ne sont pas seulement un espoir déçu, ils sont aussi une promesse trahie.
En matière de droits économiques et sociaux, par exemple, les discours n’ont pas eu de traduction concrète: alors que la Déclaration universelle des droits de l’homme et les traités internationaux relatifs aux droits humains affirment que toute personne a droit à un niveau de vie décent, mais aussi à l’alimentation, à l’eau, à un logement, à l’éducation, à un travail et aux soins de santé, plus d’un milliard d’habitants de la planète ne disposent pas d’eau salubre, 121 millions d’enfants ne vont pas à l’école, la plupart des 25 millions d’Africains atteints du sida ne reçoivent aucun soin et 500000 femmes meurent chaque année au cours d’une grossesse ou d’un accouchement. De surcroît, les plus démunis sont plus particulièrement exposés que le reste de la population au risque d’être victimes d’actes criminels ou de brutalités policières.
En septembre 2000, des dirigeants du monde entier ont adopté la Déclaration du Millénaire, dont les droits humains constituent un des fils conducteurs, et un certain nombre d’Objectifs de développement pour le Millénaire, à la fois concrets et accessibles, à atteindre d’ici 2015. Les buts ainsi fixés ont trait, notamment, au VIH/sida, à l’analphabétisme, à la pauvreté, à la mortalité maternelle et infantile et à l’aide au développement. Hélas, les progrès accomplis pour se rapprocher des Objectifs du Millénaire sont terriblement lents et insuffisants. Le pari ne peut être tenu que si les responsables s’engagent fermement à respecter de la même manière tous les droits humains, qu’ils soient économiques, sociaux, culturels ou encore civils et politiques.
Des millions de femmes subissent encore aujourd’hui des violences rendues possibles par un climat déplorable d’indifférence, d’apathie et d’impunité. Dans le monde entier, les agissements dont les femmes sont victimes sont multiples: mutilations génitales, viols, violences conjugales, crimes «d’honneur». Grâce aux efforts déployés par les associations féminines, il existe désormais des traités et des mécanismes internationaux, des lois et des politiques spécifiquement conçus pour protéger les femmes, mais tous ces instruments sont loin d’être suffisants. Mais si les droits des femmes sont aujourd’hui mieux reconnus, ils n’en sont pas moins réellement menacés par le risque d’une réaction brutale de certains éléments conservateurs et fondamentalistes.
Les droits fondamentaux des femmes ne sont pas l’unique cible des coups qui sont portés aux valeurs fondamentales et qui ébranlent l’édifice des droits humains. Dans ce contexte, rien n’est plus dommageable que les tentatives du gouvernement des États-Unis pour retirer son caractère absolu à l’interdiction de la torture.
En 1973, dans son premier rapport consacré à la torture, Amnesty International s’exprimait en ces termes: «La torture prospère grâce au secret et à l’impunité. Elle surgit dès que les obstacles juridiques qui l’interdisent sont abolis. La torture est renforcée par la discrimination et par la peur. Elle gagne du terrain dès que sa condamnation officielle n’est pas absolue.» Les images des prisonniers détenus par les États-Unis à Abou Ghraib, en Irak, montrent que ce qui était vrai il y a trente ans reste valable aujourd’hui.
Malgré l’indignation presque universelle suscitée par les photographies en provenance d’Abou Ghraib et malgré les éléments laissant penser que d’autres prisonniers détenus par les États-Unis en Afghanistan, à Guantánamo et ailleurs sont victimes de telles pratiques, ni le gouvernement ni le Congrès des États-Unis n’ont demandé l’ouverture d’enquêtes détaillées et indépendantes.
Au contraire, le gouvernement des États-Unis a fait de grands efforts pour restreindre le champ d’application des Conventions de Genève et «redéfinir» la torture. Il a tenté de justifier le recours à des techniques d’interrogatoire coercitives, la pratique des «détenus fantômes» (personnes dont la détention au secret n’est pas signalée) et la remise de prisonniers à des pays où la torture est notoirement en usage. Le centre de détention de Guantánamo, où la pratique de la détention arbitraire et illimitée s’est pérennisée au mépris du droit international, est devenu le goulag de notre époque. Les procédures suivies par les commissions militaires ont tourné en dérision la notion de justice et bafoué les droits de la défense.
Hyperpuissance politique, militaire et économique sans égale, les États-Unis servent de modèle à tous les gouvernements du monde. Quand le pays le plus puissant de la planète foule aux pieds la primauté de la loi et les droits humains, il autorise les autres à enfreindre les règles sans vergogne, convaincus de rester impunis. D’Israël à l’Ouzbékistan, del’Égypte au Népal, les gouvernements défient ouvertement le droit international humanitaire et le droit international relatif aux droits humains au nom de leur sécurité intérieure et de la lutte contre le «terrorisme».
Il y a soixante ans, un nouvel ordre mondial est né des cendres de la Seconde Guerre mondiale; il plaçait le respect des droits humains au rang des priorités des Nations unies, au même titre que la paix, la sécurité et le développement. Aujourd’hui, l’ONU ne semble ni pouvoir ni vouloir exiger des comptes de ses États membres.
La dernière crise de paralysie onusienne s’est illustrée par l’incapacité du Conseil de sécurité à dégager une volonté commune afin d’engager une action concrète au Darfour. En l’occurrence, le bras du Conseil a été retenu par les intérêts pétroliers chinois et les ventes d’armes de la Russie. Sous-équipés, les observateurs de l’Union africaine se retrouvent impuissants, ne pouvant que témoigner des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité perpétrés sur le terrain. L’avenir nous dira également si le Conseil de sécurité suivra la recommandation de la Commission d’enquête internationale et soumettra à la Cour pénale internationale la situation qui prévaut au Darfour.
Désormais, à la Commission des droits de l’homme des Nations unies, les droits humains font l’objet de marchandages entre maquignons: l’an dernier, elle ne s’est pas penchée sur le dossier irakien, n’a pas réussi à s’entendre sur une action concernant la Tchétchénie, le Népal ou le Zimbabwe et ne s’est jamais exprimée sur Guantánamo.
À l’échelon national, la capacité des États à protéger les droits humains traverse une crise. Dans certaines régions, des groupes armés – seigneurs de guerre, bandes criminelles ou chefs de clan – ont droit de vie et de mort sur la population. Dans de nombreux pays, l’activité gouvernementale est marquée par la corruption, la mauvaise gestion, les abus de pouvoir et les violences politiques. Dans une économie mondialisée, ce sont de plus en plus souvent les grandes entreprises, les institutions financières et les accords commerciaux internationaux qui fixent les règles. Mais il existe peu de mécanismes susceptibles de contrebalancer les conséquences de cette situation sur les droits humains et moins encore de dispositifs qui permettent de rendre ces acteurs redevables de leurs actes.
Il est temps de réfléchir avec lucidité à ce qui doit être fait pour réactiver le système de protection des droits humains et nous redonner foi dans les valeurs durables qu’il incarne. C’est ce qui ressort des jugements prononcés aux États-Unis par la Cour suprême au sujet des détenus de Guantánamo et, au Royaume-Uni, par les juges d’appel de la Chambre des Lords sur la détention illimitée sans inculpation ni procès de «terroristes» présumés. Tel est également le message délivré par les manifestations spontanées et massives qui ont rassemblé des millions d’Espagnols après les attentats commis à Madrid, par les soulèvements populaires en Géorgie et en Ukraine et par l’ampleur croissante du débat sur l’évolution de la situation au Moyen-Orient.
Au sein des Nations unies, la nomination en 2004 d’une nouvelle haut-commissaire aux droits de l’homme ainsi que le rapport demandé par le secrétaire général au Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement ont également contribué à créer un climat favorable à la réforme et à la renaissance du système de protection des droits humains. Ce système doit reposer sur des valeurs et des objectifs communs. Il doit se fonder sur l’état de droit et non sur le pouvoir arbitraire, sur la coopération mondiale et non sur l’aventurisme unilatéral.
La crédibilité du système international de défense des droits humains dépend de sa capacité à réaffirmer la primauté de ces droits et leur rôle central dans la lutte contre les diverses menaces qui pèsent sur la paix et la sécurité dans le monde. Les Nations unies et leurs États membres doivent donc montrer la voie en assumant un certain nombre d’objectifs.
Réaffirmer que les droits humains incarnent des valeurs communes et des normes universelles d’humanité, de dignité, d’égalité et de justice. Proclamer qu’ils sont le fondement de notre sécurité à tous et non un obstacle à cette sécurité.
Résister à toutes les tentatives de rendre moins rigoureuse l’interdiction absolue de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants. La torture est illégale et moralement condamnable. Elle déshumanise la victime, mais aussi le bourreau. Elle dégrade la notion même d’humanité. Si la communauté internationale permet que ce pilier fondamental soit attaqué, qu’elle n’espère pas sauver le reste de l’édifice.
Condamner sans ambiguïté les atteintes aux droits humains commises par des êtres qui ont repoussé les limites de la brutalité en faisant exploser des trains de banlieue à Madrid, en prenant des enfants en otages à Beslan ou en décapitant des membres d’organisations humanitaires en Irak; continuer cependant d’insister fermement sur le devoir des États de traduire en justice les auteurs présumés de tels actes conformément aux règles de la légalité et sans bafouer leurs droits humains. Le respect de ces droits est le meilleur antidote au «terrorisme».
Combattre l’impunité et l’absence de responsabilisation dans le domaine des droits humains. Au niveau national, des enquêtes exhaustives et indépendantes sur les agissements de certains responsables américains, qui ont commis des actes de torture et diverses atteintes aux droits humains, contribueront notablement à rétablir la confiance dans une justice véritable, la même pour tous. Au niveau international, il faut soutenir la Cour pénale internationale afin qu’elle devienne un outil de dissuasion contre les crimes les plus atroces et un instrument efficace de promotion des droits humains.
Écouter la voix des victimes et répondre à leur soif de justice. Les membres du Conseil de sécurité des Nations unies doivent s’engager à ne pas utiliser leur droit de veto dans les affaires concernant des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et d’autres violations massives des droits humains. Ils doivent œuvrer pour l’élaboration d’un traité international et la mise en œuvre de divers autres moyens pour contrôler la vente des armes légères qui, chaque année, tuent plus d’un demi-million de personnes.
Réformer dans les plus brefs délais et en profondeur le système de défense des droits humains des Nations unies pour qu’il gagne en légitimité et en efficacité. Il s’agit notamment de renforcer les moyens dont disposent les Nations unies et les organisations régionales pour protéger ceux dont les droits humains sont menacés.
Lier la réalisation des Objectifs quantitatifs de développement pour le Millénaire à des avancées qualitatives dans le domaine des droits humains, en particulier économiques et sociaux, et dans celui de l’égalité entre femmes et hommes. Faire en sorte que les acteurs du monde de l’entreprise et de la finance soient systématiquement soumis à l’obligation de répondre de leurs actes en ce qui concerne les droits humains.
Protéger les militants des droits humains, de plus en plus souvent menacés et considérés comme des éléments subversifs. L’espace de la liberté de pensée se réduit, tandis que l’intolérance gagne du terrain. Veiller à protéger la société civile, car la liberté ne peut survivre sans elle. L’état de droit, l’indépendance du pouvoir judiciaire, la liberté des médias et l’exercice du pouvoir par des gouvernements élus doivent de même être préservés.
Les États et les Nations unies retiendront-ils ce programme? Aujourd’hui plus que jamais, ceux qui militent en faveur des droits humains ont une tâche à remplir, celle d’entraîner avec eux les opinions publiques pour faire pression sur les autorités et les organisations internationales. Au cours de l’année 2004, la mobilisation populaire s’est exprimée de différentes manières, que ce soit en faveur des victimes des attentats de Madrid ou de celles du tsunami dans l’océan Indien, mais ces grands mouvements ont montré que chacun d’entre nous peut refuser la peur, l’inertie et l’indifférence et promouvoir l’espoir, l’action et la solidarité. Amnesty International croit au pouvoir des simples citoyens d’amener des changements extraordinaires. Avec l’aide de nos membres et de nos sympathisants, nous continuerons donc en 2005 à faire campagne en faveur de la justice et de la liberté pour tous. Nous restons d’éternels colporteurs d’espoir.
En septembre dernier, dans un camp de fortune près d’El Geneina, au Darfour (Soudan), j’ai écouté une femme décrire l’assaut donné à son village par les membres d’une milice soutenue par le gouvernement. Tant d’hommes avaient été tués qu’il n’en restait plus un seul pour enterrer les morts; les femmes avaient dû se charger de cette tâche funèbre. J’ai écouté le récit de jeunes filles abandonnées par leur communauté après avoir été violées par les miliciens. J’ai écouté des hommes qui avaient tout perdu, à l’exception de leur dignité. C’étaient des gens de la campagne, qui n’avaient peut-être pas saisi tout ce que recouvre l’expression «droits humains» mais qui connaissaient le sens du mot «justice». Et ils ne comprenaient pas comment le monde pouvait rester sourd à leur détresse.
Là comme ailleurs, l’indifférence et la lassitude s’alliaient à l’impunité pour créer un tableau désolant, caractéristique de la situation des droits humains aujourd’hui. Les droits humains ne sont pas seulement un espoir déçu, ils sont aussi une promesse trahie.
En matière de droits économiques et sociaux, par exemple, les discours n’ont pas eu de traduction concrète: alors que la Déclaration universelle des droits de l’homme et les traités internationaux relatifs aux droits humains affirment que toute personne a droit à un niveau de vie décent, mais aussi à l’alimentation, à l’eau, à un logement, à l’éducation, à un travail et aux soins de santé, plus d’un milliard d’habitants de la planète ne disposent pas d’eau salubre, 121 millions d’enfants ne vont pas à l’école, la plupart des 25 millions d’Africains atteints du sida ne reçoivent aucun soin et 500000 femmes meurent chaque année au cours d’une grossesse ou d’un accouchement. De surcroît, les plus démunis sont plus particulièrement exposés que le reste de la population au risque d’être victimes d’actes criminels ou de brutalités policières.
En septembre 2000, des dirigeants du monde entier ont adopté la Déclaration du Millénaire, dont les droits humains constituent un des fils conducteurs, et un certain nombre d’Objectifs de développement pour le Millénaire, à la fois concrets et accessibles, à atteindre d’ici 2015. Les buts ainsi fixés ont trait, notamment, au VIH/sida, à l’analphabétisme, à la pauvreté, à la mortalité maternelle et infantile et à l’aide au développement. Hélas, les progrès accomplis pour se rapprocher des Objectifs du Millénaire sont terriblement lents et insuffisants. Le pari ne peut être tenu que si les responsables s’engagent fermement à respecter de la même manière tous les droits humains, qu’ils soient économiques, sociaux, culturels ou encore civils et politiques.
Des millions de femmes subissent encore aujourd’hui des violences rendues possibles par un climat déplorable d’indifférence, d’apathie et d’impunité. Dans le monde entier, les agissements dont les femmes sont victimes sont multiples: mutilations génitales, viols, violences conjugales, crimes «d’honneur». Grâce aux efforts déployés par les associations féminines, il existe désormais des traités et des mécanismes internationaux, des lois et des politiques spécifiquement conçus pour protéger les femmes, mais tous ces instruments sont loin d’être suffisants. Mais si les droits des femmes sont aujourd’hui mieux reconnus, ils n’en sont pas moins réellement menacés par le risque d’une réaction brutale de certains éléments conservateurs et fondamentalistes.
Les droits fondamentaux des femmes ne sont pas l’unique cible des coups qui sont portés aux valeurs fondamentales et qui ébranlent l’édifice des droits humains. Dans ce contexte, rien n’est plus dommageable que les tentatives du gouvernement des États-Unis pour retirer son caractère absolu à l’interdiction de la torture.
En 1973, dans son premier rapport consacré à la torture, Amnesty International s’exprimait en ces termes: «La torture prospère grâce au secret et à l’impunité. Elle surgit dès que les obstacles juridiques qui l’interdisent sont abolis. La torture est renforcée par la discrimination et par la peur. Elle gagne du terrain dès que sa condamnation officielle n’est pas absolue.» Les images des prisonniers détenus par les États-Unis à Abou Ghraib, en Irak, montrent que ce qui était vrai il y a trente ans reste valable aujourd’hui.
Malgré l’indignation presque universelle suscitée par les photographies en provenance d’Abou Ghraib et malgré les éléments laissant penser que d’autres prisonniers détenus par les États-Unis en Afghanistan, à Guantánamo et ailleurs sont victimes de telles pratiques, ni le gouvernement ni le Congrès des États-Unis n’ont demandé l’ouverture d’enquêtes détaillées et indépendantes.
Au contraire, le gouvernement des États-Unis a fait de grands efforts pour restreindre le champ d’application des Conventions de Genève et «redéfinir» la torture. Il a tenté de justifier le recours à des techniques d’interrogatoire coercitives, la pratique des «détenus fantômes» (personnes dont la détention au secret n’est pas signalée) et la remise de prisonniers à des pays où la torture est notoirement en usage. Le centre de détention de Guantánamo, où la pratique de la détention arbitraire et illimitée s’est pérennisée au mépris du droit international, est devenu le goulag de notre époque. Les procédures suivies par les commissions militaires ont tourné en dérision la notion de justice et bafoué les droits de la défense.
Hyperpuissance politique, militaire et économique sans égale, les États-Unis servent de modèle à tous les gouvernements du monde. Quand le pays le plus puissant de la planète foule aux pieds la primauté de la loi et les droits humains, il autorise les autres à enfreindre les règles sans vergogne, convaincus de rester impunis. D’Israël à l’Ouzbékistan, del’Égypte au Népal, les gouvernements défient ouvertement le droit international humanitaire et le droit international relatif aux droits humains au nom de leur sécurité intérieure et de la lutte contre le «terrorisme».
Il y a soixante ans, un nouvel ordre mondial est né des cendres de la Seconde Guerre mondiale; il plaçait le respect des droits humains au rang des priorités des Nations unies, au même titre que la paix, la sécurité et le développement. Aujourd’hui, l’ONU ne semble ni pouvoir ni vouloir exiger des comptes de ses États membres.
La dernière crise de paralysie onusienne s’est illustrée par l’incapacité du Conseil de sécurité à dégager une volonté commune afin d’engager une action concrète au Darfour. En l’occurrence, le bras du Conseil a été retenu par les intérêts pétroliers chinois et les ventes d’armes de la Russie. Sous-équipés, les observateurs de l’Union africaine se retrouvent impuissants, ne pouvant que témoigner des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité perpétrés sur le terrain. L’avenir nous dira également si le Conseil de sécurité suivra la recommandation de la Commission d’enquête internationale et soumettra à la Cour pénale internationale la situation qui prévaut au Darfour.
Désormais, à la Commission des droits de l’homme des Nations unies, les droits humains font l’objet de marchandages entre maquignons: l’an dernier, elle ne s’est pas penchée sur le dossier irakien, n’a pas réussi à s’entendre sur une action concernant la Tchétchénie, le Népal ou le Zimbabwe et ne s’est jamais exprimée sur Guantánamo.
À l’échelon national, la capacité des États à protéger les droits humains traverse une crise. Dans certaines régions, des groupes armés – seigneurs de guerre, bandes criminelles ou chefs de clan – ont droit de vie et de mort sur la population. Dans de nombreux pays, l’activité gouvernementale est marquée par la corruption, la mauvaise gestion, les abus de pouvoir et les violences politiques. Dans une économie mondialisée, ce sont de plus en plus souvent les grandes entreprises, les institutions financières et les accords commerciaux internationaux qui fixent les règles. Mais il existe peu de mécanismes susceptibles de contrebalancer les conséquences de cette situation sur les droits humains et moins encore de dispositifs qui permettent de rendre ces acteurs redevables de leurs actes.
Il est temps de réfléchir avec lucidité à ce qui doit être fait pour réactiver le système de protection des droits humains et nous redonner foi dans les valeurs durables qu’il incarne. C’est ce qui ressort des jugements prononcés aux États-Unis par la Cour suprême au sujet des détenus de Guantánamo et, au Royaume-Uni, par les juges d’appel de la Chambre des Lords sur la détention illimitée sans inculpation ni procès de «terroristes» présumés. Tel est également le message délivré par les manifestations spontanées et massives qui ont rassemblé des millions d’Espagnols après les attentats commis à Madrid, par les soulèvements populaires en Géorgie et en Ukraine et par l’ampleur croissante du débat sur l’évolution de la situation au Moyen-Orient.
Au sein des Nations unies, la nomination en 2004 d’une nouvelle haut-commissaire aux droits de l’homme ainsi que le rapport demandé par le secrétaire général au Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement ont également contribué à créer un climat favorable à la réforme et à la renaissance du système de protection des droits humains. Ce système doit reposer sur des valeurs et des objectifs communs. Il doit se fonder sur l’état de droit et non sur le pouvoir arbitraire, sur la coopération mondiale et non sur l’aventurisme unilatéral.
La crédibilité du système international de défense des droits humains dépend de sa capacité à réaffirmer la primauté de ces droits et leur rôle central dans la lutte contre les diverses menaces qui pèsent sur la paix et la sécurité dans le monde. Les Nations unies et leurs États membres doivent donc montrer la voie en assumant un certain nombre d’objectifs.
Réaffirmer que les droits humains incarnent des valeurs communes et des normes universelles d’humanité, de dignité, d’égalité et de justice. Proclamer qu’ils sont le fondement de notre sécurité à tous et non un obstacle à cette sécurité.
Résister à toutes les tentatives de rendre moins rigoureuse l’interdiction absolue de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants. La torture est illégale et moralement condamnable. Elle déshumanise la victime, mais aussi le bourreau. Elle dégrade la notion même d’humanité. Si la communauté internationale permet que ce pilier fondamental soit attaqué, qu’elle n’espère pas sauver le reste de l’édifice.
Condamner sans ambiguïté les atteintes aux droits humains commises par des êtres qui ont repoussé les limites de la brutalité en faisant exploser des trains de banlieue à Madrid, en prenant des enfants en otages à Beslan ou en décapitant des membres d’organisations humanitaires en Irak; continuer cependant d’insister fermement sur le devoir des États de traduire en justice les auteurs présumés de tels actes conformément aux règles de la légalité et sans bafouer leurs droits humains. Le respect de ces droits est le meilleur antidote au «terrorisme».
Combattre l’impunité et l’absence de responsabilisation dans le domaine des droits humains. Au niveau national, des enquêtes exhaustives et indépendantes sur les agissements de certains responsables américains, qui ont commis des actes de torture et diverses atteintes aux droits humains, contribueront notablement à rétablir la confiance dans une justice véritable, la même pour tous. Au niveau international, il faut soutenir la Cour pénale internationale afin qu’elle devienne un outil de dissuasion contre les crimes les plus atroces et un instrument efficace de promotion des droits humains.
Écouter la voix des victimes et répondre à leur soif de justice. Les membres du Conseil de sécurité des Nations unies doivent s’engager à ne pas utiliser leur droit de veto dans les affaires concernant des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et d’autres violations massives des droits humains. Ils doivent œuvrer pour l’élaboration d’un traité international et la mise en œuvre de divers autres moyens pour contrôler la vente des armes légères qui, chaque année, tuent plus d’un demi-million de personnes.
Réformer dans les plus brefs délais et en profondeur le système de défense des droits humains des Nations unies pour qu’il gagne en légitimité et en efficacité. Il s’agit notamment de renforcer les moyens dont disposent les Nations unies et les organisations régionales pour protéger ceux dont les droits humains sont menacés.
Lier la réalisation des Objectifs quantitatifs de développement pour le Millénaire à des avancées qualitatives dans le domaine des droits humains, en particulier économiques et sociaux, et dans celui de l’égalité entre femmes et hommes. Faire en sorte que les acteurs du monde de l’entreprise et de la finance soient systématiquement soumis à l’obligation de répondre de leurs actes en ce qui concerne les droits humains.
Protéger les militants des droits humains, de plus en plus souvent menacés et considérés comme des éléments subversifs. L’espace de la liberté de pensée se réduit, tandis que l’intolérance gagne du terrain. Veiller à protéger la société civile, car la liberté ne peut survivre sans elle. L’état de droit, l’indépendance du pouvoir judiciaire, la liberté des médias et l’exercice du pouvoir par des gouvernements élus doivent de même être préservés.
Les États et les Nations unies retiendront-ils ce programme? Aujourd’hui plus que jamais, ceux qui militent en faveur des droits humains ont une tâche à remplir, celle d’entraîner avec eux les opinions publiques pour faire pression sur les autorités et les organisations internationales. Au cours de l’année 2004, la mobilisation populaire s’est exprimée de différentes manières, que ce soit en faveur des victimes des attentats de Madrid ou de celles du tsunami dans l’océan Indien, mais ces grands mouvements ont montré que chacun d’entre nous peut refuser la peur, l’inertie et l’indifférence et promouvoir l’espoir, l’action et la solidarité. Amnesty International croit au pouvoir des simples citoyens d’amener des changements extraordinaires. Avec l’aide de nos membres et de nos sympathisants, nous continuerons donc en 2005 à faire campagne en faveur de la justice et de la liberté pour tous. Nous restons d’éternels colporteurs d’espoir.