Avec la victoire d'Evo Morales à l'élection présidentielle bolivienne, le Péruvien Ollanta Humala porté par les sondages, la Chilienne Michelle Bachelet en passe de devenir présidente du Chili, Lula et Hugo Chávez à la tête de leurs pays, l'Amérique du Sud prend résolument la voie de gauche. Et la presse du continent croit déceler enfin une alternative au modèle impérialiste des Etats-Unis.
"L'élection d'Evo Morales et de l'Assemblée nationale sont historiques parce qu'elles sont les premières à se dérouler sans trucages et sans fraudes dans notre pays. Ce qui était impensable il y a encore peu. Et il est aussi important de signaler que Morales a obtenu 51 % des voix, ce qui signifie que ce ne sont pas seulement les ruraux ou les mouvements sociaux qui ont voté pour lui, mais une frange plus large encore de l'électorat", considère le quotidien bolivien La Razón.
Pour son confrère équatorien Hoy, cependant, "la victoire électorale de Morales a un contenu ethnique évident, le dirigeant des planteurs de coca s'étant déjà décrit lui-même à l'occasion comme ‘un Indien Aymara, les cheveux noirs, la peau cuivrée et laid'". De son côté, le quotidien mexicain de gauche La Jornada remarque que, "en Bolivie, la marginalisation et la pauvreté affectent presque 70 % de la population. Le produit intérieur brut par personne par an s'élève à peine à 2 200 euros et 79 % des ruraux vivent dans la misère la plus totale. Evo Morales est arrivé pour donner une voix à ce groupe qui historiquement a été exclu du pouvoir."
Ainsi, analyse le journal mexicain, "le triomphe du dirigeant des cocaleros s'inscrit-il dans une tendance qui a marqué les dernières années en Amérique latine : le processus démocratique. De manière générale, l'arrivée de Morales à la magistrature suprême de son pays est une preuve de plus que la démocratie avance en Amérique latine." Pour La Razón aussi, "on constate que le reflux historique de la droite, consolidé ces jours-ci en Bolivie, concerne plusieurs pays d'Amérique du Sud. Le continent est en train de virer à gauche, et cela fait partie de la dynamique des nations."
Página 12 relève pour sa part que, "pour la première fois dans l'histoire de l'Amérique du Sud, un président indien dirigera le pays qui compte le plus d'Amérindiens, et ce après des élections démocratiques". Mais cela ne s'arrête pas là, constate le quotidien argentin : "Voici peu, avec la victoire de Lula au Brésil, c'était un ouvrier qui parvenait à la présidence du pays le plus industrialisé du continent. Et, si Michelle Bachelet gagne le 15 janvier au Chili, ce sera la première fois qu'une femme – une mère célibataire – arrive à ce poste par la voie des urnes. En Uruguay aussi le gouvernement est maintenant de gauche, et en Argentine également le mouvement qui dirige est d'une tendance qui s'est fortement opposée à la dictature dans les années 1970. Au Venezuela, enfin, Hugo Chávez est l'expression des pauvres historiquement rejetés de la vie politique et économique." Pour son confrère Clarín, "le triomphe d'Evo Morales est le produit quasi inévitable d'un processus historique concret".
Le quotidien colombien El Tiempo va dans le même sens : "Ce n'est pas un phénomène isolé, mais un signal qu'il ne faut pas sous-estimer. Alors qu'au Pérou le colonel Ollanta Humala, un populiste de gauche qui a contribué à chasser le président Fujimori par un coup d'Etat salutaire, monte de plus en plus dans les sondages avant l'élection présidentielle prévue le 9 avril 2006, l'Indien bolivien Evo Morales gagne l'élection présidentielle au premier tour avec une majorité absolue. Ils marquent tous les deux la fin de ces républiques aristocratiques qui se sont installées dans les Andes, permettant que, durant des décennies, des élites politiques et économiques accaparent le pouvoir."
D'ailleurs, reprend El Tiempo, "il n'y a rien de fortuit à ce que les deux fassent la promesse ‘d'éradiquer la corruption et de la sanctionner de manière exemplaire', de ‘tenir compte des cultures indiennes', de construire ‘une armée moralement solide et physiquement dissuasive' et d'interdire ‘les traités qui ne correspondent pas à nos intérêts nationaux ou qui portent atteinte à notre souveraineté'. Mais il ne faut pas s'y tromper, les votes ou les intentions de votes au Pérou ou en Bolivie ne sont pas un simple rejet de la démocratie dirigée. Au-delà des protestations, les électeurs péruviens et boliviens cherchent un avenir."
Et ils ne sont pas les seuls, ajoute La Jornada. "Ces dernières années, les Argentins, les Brésiliens, les Uruguayens, les Vénézuéliens ont soutenu ce changement, votant pour des projets qui promettent une vie meilleure, fondés essentiellement sur la modification du modèle économique dicté depuis des décennies par les Etats-Unis et les organismes financiers internationaux, cause de la misère dans la région." El Tiempo met toutefois en garde : "S'ils veulent faire émerger un nouveau modèle de pouvoir, ces leaders doivent être conscient qu'ils ne le cherchent pas seulement pour leur communauté, mais bien pour toute une société."
"Les origines, les noms, les pratiques, les identités sont différents, mais tous ces mouvements expriment les mêmes profondes transformations culturelles, tous sont les protagonistes de phénomènes de démocratisation et d'intégration sociale. La grande inconnue est que cette tendance garde aussi sa vigueur au moment de toucher la sphère économique", analyse encore Página 12.
"Dans le cas de la Bolivie, Evo Morales est aujourd'hui face au défi le plus terrible de son existence. Dans les trente jours à venir [il ne sera investi que le 22 janvier], il va devoir penser et agir comme un mandataire de l'Etat, comme un homme d'Etat, et faire de la tolérance et du respect des promesses faites une garantie de confiance", complète La Razón.
Mais, attention, s'inquiète La Jornada, "si, pour obtenir un changement réel, il existe une alternative de gauche, progressiste, ou quelque dénomination qu'on veuille lui donner, qui travaille réellement en faveur de la majorité, pour qu'elle parvienne à quelque chose, il est nécessaire que les Etats-Unis laissent enfin l'Amérique latine décider de son destin".
En gros, selon Clarín, revenir à "l'héritage des années 1950 à 1970, quand les nations du continent cherchaient encore une voie qui leur était personnelle". Et le quotidien argentin de rappeler que Noam Chomsky écrivait encore voilà peu dans ses colonnes que, "du Venezuela à l'Argentine, le continent sud-américain évolue désormais hors de tout contrôle. Et la politique de Washington en Amérique latine ne mènera qu'à l'isolement des Etats-Unis."
Eric Glover "Courrier international" - 21 décembre 2005