
Billie Holiday
(7 avril 1915, Baltimore - 17juillet 1959, New York)
La future « Lady Day » s’initia toute seule au chant à Baltimore (Maryland), sa ville natale, avant de partir pour New York en 1929. Longtemps, le récit de cette période de formation fut terni par des inexactitudes et exagérations destinées à bâtir son mythe, en dépit des efforts déployés par ses biographes pour retracer fidèlement sa carrière. Il fallut attendre 1995 et le livre de Stuart Nicholson pour obtenir un récit détaillé et fiable de ces années-là. Les recherches de Nicholson révélèrent que certaines déclarations faites par Billie Holiday dans « Lady Sings The Blues », son autobiographie de 1956, étaient exactes, alors que certains biographes avaient crié à l’exagération. Ainsi, les tout jeunes parents de Billy Holiday, à savoir Sadie Harris (alias Fagan) et celui qui fut probablement son père, Clarence Holiday, ne se sont vraisemblablement jamais mariés et il semble improbable qu’ils aient vécu ensemble même pour quelque temps.
On se souvient surtout de Clarence Holiday comme du banjoïste et guitariste qui jouait dans l’orchestre de Fletcher Henderson au début des années 1930. Pour le reste, on ne sait pas grand-chose sur celui qui laissa à Fagan ou à des parents éloignés le soin d’élever sa fille. Comme Clarence Holiday se produisait à la fin des années 1920 avec des musiciens ambulants, il était souvent absent de la maison ; il resta dans l’orchestre d’Henderson jusqu’en 1932 et, durant cette période, il coupa les ponts avec Fagan. Toutefois, Billie était apparemment de nature coriace : elle avait rejoint sa mère à Harlem, un district new-yorkais, et comme toutes deux n’arrivaient plus à payer le loyer de leur appartement, elle eut une confrontation avec son père au Roseland Ballroom, où l’orchestre d’Henderson était en « résidence » prolongée, et elle lui extorqua de l’argent en le menaçant sinon de l’humilier publiquement.
Les informations fragmentaires qui nous sont parvenues sur sa prime jeunesse difficile, marquée par l’exploitation et la malchance prouvent qu’elle avait appris à survivre à une pauvreté extrême, aux préjugés raciaux et à l’injustice de la vie dans un ghetto noir dès l’âge de 15 ou 16 ans. Elles semblent également indiquer que les rapports entre le père et la fille étaient plus forts que Billie Holiday n’avait bien voulu le reconnaître dans son livre (même si cette relation ne tenait parfois qu’à un fil). Personnalité apparemment riche en paradoxes, Clarence était un guitariste plus que compétent, qui avait la réputation de donner le rythme. Pendant les années 1930, et même après sa disparition à peine remarquée au début de l’année 1937, des livres comportant des critiques de disques et des listes d’artistes orthographiaient son nom indifféremment Haliday ou Halliday ; il est attesté que sa fille utilisait occasionnellement ce nom jusqu’à ce qu’on l’ait convaincue de prendre Billie Holiday comme nom de scène. Les historiens du jazz ont cherché à établir un lien entre le sens du rythme élégant et décontracté du père et la maîtrise étonnante du tempo et du swing de la fille : un swing nonchalant, inédit à l’époque sur les enregistrements d’autres chanteurs. Comme Billie Holiday n’avait pratiquement pas été scolarisée et qu’elle n’avait aucune formation musicale, son extraordinaire don créatif était surtout intuitif. Elle perfectionna sa technique de chant dans les bars clandestins de New York et les night-clubs de Harlem. Son don apparemment instinctif pour la musique est réfractaire à toute explication théorique. Elle était une perfectionniste à sa manière, elle se fiait à son oreille, avait un goût inné de la musique et compensait par ses dons artistiques ses capacités vocales limitées. Cette intégrité, du moins vocale et stylistique, est d’autant plus surprenante quand on connaît sa prime jeunesse. Elle avait été violée à l’âge de 11 ans, à la suite de quoi, elle avait été placée. Une fois à New York, elle se prostitua pendant une brève période, ce qui valut à sa mère et à elle d’être arrêtées en 1929. Elle séjourna 100 jours dans la maison de correction sur l’île de Blackwell East River (connue par la suite sous le nom Welfare Island).
Sa carrière décolla quand elle décrocha un engagement d’une semaine au Apollo Theatre, le théâtre de variétés le plus célèbre de Harlem et aussi le plus prometteur pour les artistes en herbe. Billie Holiday, qui venait tout juste d’avoir 20 ans, s’y produisit avec le pianiste Bobbie Henderson et les critiques furent, au mieux, modérées. Il était clair que son style nonchalant et en apparence paresseux, en retard sur la mesure, n’était pas du goût des patrons souvent vociférants de l’Apollo. Quoiqu’il en soit, quand le spectacle fut reconduit pour une deuxième semaine, cette fois-ci avec l’orchestre de Ralph Cooper, les critiques furent meilleures car Billie savait s’adapter. Entre-temps, elle s’était fixée sur l’orthographe de son nom (auparavant, son vrai prénom, Eleanora, avait lui aussi été sujet à variation).
Vers la mi-juillet, la chanteuse retourna en studio pour une session d’enregistrement organisée par Hammond et dirigée par Teddy Wilson. Elle avait trouvé en Wilson, musicien accompli et pianiste sensible, le partenaire compréhensif dont elle avait besoin pour dévoiler toute l’étendue de son talent. Les quatre titres choisis pour cet enregistrement historique sortaient du lot – « I Wished On The Moon » et « Miss Brown To You » étaient des musiques de film – de plus, l’atmosphère décontractée de la jam-session convenait admirablement à Billie Holiday. Elle était parfaitement en phase avec l’accompagnement magistral de Teddy Wilson et ses solos, avec le génie de Benny Goodman, Roy Eldridge et Ben Webster, et celui d’autres grandes pointures du jazz sur des enregistrements ultérieurs. De leur côté, ces derniers semblaient dynamisés par le rythme entraînants et la magie innovante de son chant. Billie était une étoile montante (depuis le 10 juillet 1936, le label Vocalion Records éditait ses disques sous son nom) qui insufflait à de banales chansons populaires toute l’émotion d’un blues de premier ordre ou d’une ballade romantique. De plus, les disques rapportaient suffisamment pour satisfaire les managers.
Par la suite, Billie Holiday se produisit sur des scènes un peu plus prestigieuses, notamment avec les formations de Count Basie (1937-38)et d’Artie Shaw (1938). Elle eut maille à partir avec des racistes, notamment dans les Etats du sud des Etats-Unis où prévalaient les lois ségrégationnistes dites Jim Crow Laws, et quitta Artie Shaw avant la fin de l’année. Ce fut sa dernière apparition dans un groupe de musique ; dès lors, elle se produisit en artiste solo.
Elle continua de faire des disques, et il est probable que ceux qui lui tenaient le plus à cœur furent ceux enregistrés avec Wilson, son cher Lester Young et le trompettiste Buck Clayton. Tout le monde s’accorde à dire que le partenariat inspiré entre Billie Holiday et Lester Young – musical comme affectif – est à l’origine de ses plus belles interprétations vocales. Indéniablement, ces enregistrements, ainsi que d’autres réalisés entre 1935 et 1942, figurent parmi les plus beaux disques du jazz. Début 1939, la carrière de Billie Holiday s’envola. Elle goûta à la célébrité au « Café Society »‚ qui avait pour slogan « The wrong place for the right people » (Le mauvais endroit pour les bonnes personnes).
Elle y resta pendant près de neuf mois, durant lesquels elle eut l’occasion de chanter « Strange Fruit » (Fruit étrange), un réquisitoire de la pratique du lynchage écrit et mis en musique par Abel Meeropol, un enseignant juif blanc qui écrivait sous le pseudonyme de Lewis Allan. Interprétée par Billie Holiday, cette chanson devint un véritable succès et contribua à sa renommée mondiale d’interprète de chansons engagées.
Le jazz ayant évolué dans les années 40 et 50, Billie Holiday reprit à son compte certaines évolutions négatives sur les plans musical et social. Déjà buveuse invétérée, fumeuse de tabac et de marijuana, elle mangeait immodérément, adorait la mode et était réputée pour sa boulimie sexuelle ; en plus de cela, elle s’adonna aux drogues dures qui firent leur apparition dans les années 40. Elle avait déjà des relations amoureuses compliquées, mais son mariage avec Jimmy Monroe le 25 août 1941 n’arrangea rien. Cette union était en fait une liaison sporadique qui dura jusqu’à son divorce en 1957. Personne ne peut dire exactement à quel moment Billie Holiday se mit à consommer de l’opium puis de l’héroïne, ni qui l’y incita. Ces détails sont toutefois sans importance ; au début, sa qualité de chant n’était pas affectée par sa toxicomanie ; mais son caractère devenait de plus en plus imprévisible et sa réputation en pâtit. A la fin de sa vie, Billie Holiday gagnait beaucoup d’argent, 1 000 dollars par semaine, mais la moitié de cette somme passait dans son « vice ». Pourtant, elle jouissait enfin de la reconnaissance du public dont elle avait tant rêvé. Ainsi, lors du premier sondage du magazine Esquire (1943), les critiques l’avaient élu meilleure chanteuse, devant Mildred Bailey et Ella Fitzgerald.
A cette époque de sa vie, Billie Holiday souffrit de dépressions et elle eut des problèmes de santé. En 1947, elle fut condamnée à un long internement dans un centre fédéral d’éducation surveillée dans l’ouest de la Virginie, à la demande, étonnamment, de son impresario Joe Glaser. La publicité qui entoura cette affaire eut un effet désastreux sur sa confiance en soi, tandis que l’usage de drogues la minait physiquement. Qui plus est, le big band qu’elle menait avec son mari Joe Guy lui avait coûté 35 000 dollars en 1945, et ce coup dur fut suivi de la mort de sa mère. Elle connut une autre déception sur le plan professionnel : elle qui attendait tellement du rôle qu’on lui avait donné dans un film de jazz, « New Orleans » (1946), ne put percer au cinéma. Billie Holiday et son idole Louis Armstrong devaient surtout interpréter des séquences musicales – mais la plupart disparurent au montage - et la prétendue histoire de jazz se révéla une belle ineptie ; qui pis est, Holiday et Armstrong y interprétaient des serviteurs. Ce film, un navet, fit pourtant connaître la chanteuse dans le monde entier. Quant aux amateurs de jazz, ils étaient contents de la voir à l’écran et d’entendre Holiday, Armstrong, Kid Ory, Woody Herman et d’autres musiciens. Billie Holiday décida alors de faire ses adieux au cinéma.
Dès les années 50, Billie Holiday eut régulièrement des démêlés avec la police pour cause d’usage et de détention de stupéfiants. Ainsi, le New York Police Department lui retira sa carte professionnelle ; dès lors, elle ne pouvait plus se produire dans les établissements vendant de l’alcool, autrement dit toutes les boîtes de nuit new-yorkaises. Elle perçut cette décision comme une profonde injustice et une remise en cause de sa capacité à gagner sa vie. En 1954, elle se rendit en Angleterre où elle fit un tabac. En 1956, son autobiographie pleine de franchise (écrite avec William Dufty) dopa sa notoriété. En 1957, Holiday gagnait toujours bien sa vie. Par la suite en revanche, l’alcool et la drogue eurent des effets désastreux sur sa maîtrise du chant, au point que sa voix « éloquemment rauque » devint de plus en plus rauque au détriment de l’éloquence.
Billie Holiday alla une deuxième fois en Europe fin 1958, puis à Londres pour participer au Chelsea At Nine Show sur la chaîne Granada en février 1959. A son retour aux Etats-Unis, son état de santé empira et, fin mai 1959, elle fut hospitalisée en raison de graves problèmes cardiaques et hépatiques. Toujours harcelée par la police (elle avait déjà été interpellée en 1949 et 1956 pour possession de drogue), elle fut arrêtée puis assignée à résidence dans sa chambre pour détention de stupéfiants et placée sous surveillance policière, le dernier outrage que lui infligea le système.
Ainsi, la plus grande chanteuse de jazz mourut dans des conditions humiliantes le 17 juillet 1959 à 3h10 du matin, avec sur elle une liasse 750 $ qui lui avaient été versés à titre d’avance pour une série d’articles. Quelque temps avant sa mort, des désaccords étaient apparus entre un avocat, qui avait apparemment décidé de son propre chef de défendre les intérêts de la chanteuse, et Louis McKay, qu’elle avait épousé en secondes noces le 28 mars 1957. Billie Holiday ne vécut pas assez longtemps pour pouvoir se réjouir de l’avalanche de livres, biographies, études critiques, essais, articles, livrets de disques, discographies, mentions dans des ouvrages de références, chapitres dans d’innombrables livres consacrés au jazz, films et documentaires télévisés, qui dépassèrent de loin la reconnaissance dont elle bénéficia de son vivant.
Pour compenser sa gamme vocale limitée, Billie Holiday avait notamment recours à des variations tonales et au vibrato ; elle avait en outre développé un phrasé inimitable et un style d’interprétation très personnel de chansons populaires, qui confirment son originalité et son talent. Sa diction parfaite, sa manière de jouer sur la hauteur d’un ton, sa capacité d’improvisation, sa richesse émotionnelle qui lui permettait de passer d’un optimisme enjoué, voire aguicheur, à des accents provocateurs, fiers et désenchantés, n’étaient pas le fruit du hasard. Holiday a travaillé d’arrache-pied pour s’imposer dans un milieu très difficile. Le fait qu’elle ait survécu paraît assez incroyable, mais qu’elle soit devenue la plus grande chanteuse de jazz de tous les temps tient du miracle. Aujourd’hui, elle est adulée au-delà de toutes ses espérances dans des lieux où elle était « persona non grata » de son vivant. Paradoxalement, elle n’aurait pas été surprise car, comme elle l’écrivit dans son autobiographie : « Il n’y a pas de pire business que le show business. On doit se forcer à sourire pour ne pas vomir ». Tous les néophytes étudiant la musique populaire ou le jazz sont confrontés, à un moment ou à un autre, à Billie Holiday. Sa musique et son parcours ne peuvent que les émouvoir, voire les impressionner.
Source : VH1.com (Arte.com)