par Mara Mer 5 Oct - 2:04
Ci joint un extrait d'un texte de François Bon, auteur contemporain et très intéressant. Ce texte, qui est un essai, se nomme "Dehors est la ville", il associe le texte à des tableaux de Hopper.
(comme l'extrait que j'ai trouvé est un peu long,j'ai coupé, mais si vous rentrez bon, hopper, dans un moteur de recherche vous retrouverez tout l'extrait associé aux tableaux)
La ville est une fiction.
Cette ville n'existe pas. Ce qui se peint c'est notre idée de la ville, ce que nous mettons en jeu entre nous et le dehors lorsque nous disons le mot ville.
Parce que c'est là qu'on marche, et qu'entre soi et les autres s'est déposé le ciment et hissée la géométrie, et ce qui rend les visages indistincts et pareilles les fenêtres. La ville est ce qui nous sépare des autres hommes[...].
Et le ciel est une folie dressée, comme un cri dirait cette volonté d'arracher la peau du monde et de s'enfuir mais la ville vous colle à son sol, vous coince dans ses alvéoles.
L'usine tout devant, rien qu'un cube massif avec des cheminées : la ville en imposant ses volumes reste opaque, et cela vaut pour tout le paysage humain derrière, là où tout, eau, ciel et ville sont étendus à l'horizontale sauf cette usine, sans lampe ni veilleur. L'usine et son mystère témoignent seuls de par quoi la ville commande à ceux qui la font.
Rien ici qui soit pour l'homme, astreint à ces brouillons de fenêtre entre l'eau jaune et le ciel fou.
[...]
Alors la fiction n'est pas de reconstruire un monde linéaire de mots qui viendrait monter après le silence des toiles, où a déjà cessé tout bruit de la ville et donc des paroles qu'elle condense. La fiction c'est seulement d'accéder à cette présence, d'être là devant cette fenêtre où vole un rideau, d'où nulle parole ne nous vient et puis, dans le même glissement de présence, d'être maintenant dans la rue vide du dimanche matin, où les fenêtres sont rouges et les vitrines vertes, et où les mots sont illisibles parce que personne ne requiert les objets qui ici subsistent, que le langage donc ne sert plus et disparaît : les signes du monde ne valent que si nous sommes-là pour les lire.
[...]
Un instant surgit une vérité fixe de la ville, mais ici on ne peut venir et peindre. On a vu, un instant. On a été emmené.
Si par hasard on pouvait revenir, planter - même pas un chevalet et une toile - le bloc de papier et les crayons Conté, on ne saurait plus rien voir. Rien qu'un tunnel s'enfonçant sous des maisons.
Les maisons sont banales et grises, les rails sont ceux des trains de banlieue qui passent chaque quart d'heure, et il y a un escalier de service qui rejoint la rue et les rails. Derrière les fenêtres sont des gens et sans doute leurs meubles tremblent, sans doute les vitres des fenêtres noircissent plus vite parce qu'ici on est si près des trains. Rails pour jamais vides, rien ni personne n'est jamais entré dans ce tunnel, rien ni personne n'habite les géométries orange ou pâles qui dominent, le ciel même mangé.
Ce qui peut nous être livré d'une vérité de la ville, parce qu'il ne nous a pas été possible de s'y arrêter : on était emmené dessous, et c'est cela qu'il faut voir, que la ville existe et que notre chemin peut lui échapper, resurgir peut-être de l'autre côté, qu'il y a un dehors à la ville.
Enfoncement où tout grandit, où tout pèse et s'agglomère, et finalement vous surplombe et vous englobe, la ville.