Dans une époque où les relations internationales demeuraient organisées par le jeu de la Guerre Froide, la construction européenne demeurait circonscrite au cadre de ses seules frontières géographiques. De fait, le processus d’élargissement de l’Union s’avérait ainsi régulé par des circonstances indépendantes de la volonté politique des pays membres.
Entre la création de la Communauté européenne et la chute du Mur de Berlin, l’Europe des six sera donc devenue celle des douze après avoir intégré des pays exclusivement issus du continent européen. A compter de l’effondrement du bloc soviétique, il faudra une quinzaine d’années de négociations et du pour voir naître l’Europe des 25 le 1er mai 2004, avec l’intégration des pays dits post-socialistes. Mais désormais, la question de l’élargissement se pose en de tout autres termes, dans une configuration multipolaire des relations internationales où l’Union européenne se doit d’affirmer sa place et déterminer les limites qu’elle consentira ou non à se fixer.
C’est au travers de l’ouverture, le 3 octobre 2005, des négociations d’adhésion avec la Turquie que le renouvellement de la problématique de l’élargissement a été posée de facto. En effet, la possible intégration à l’Union d’un pays dont il n’est pas aisé de déterminer la filiation européenne suscite les plus vives réticences, si ce n’est une franche hostilité dans l’opinion publique européenne. Toutefois, cet émoi généralisé au sujet de la candidature turque semble bien tardif au vu d’un processus entamé de longue date.
Certains estiment d’ailleurs que ce processus d’adhésion débute dès 1963, date de la conclusion des accords d’association entre la Turquie et la Communauté européenne, accords dont on déduit parfois l’existence d’un engagement européen à intégrer la Turquie .
De façon formelle, le processus ne commence qu’en avril 1987, lors de la première demande officielle d’adhésion de la Turquie, qui recevra un avis négatif en décembre 1989.
Après l’entrée en vigueur de l’union douanière le 31 décembre 1995, union prévue par les accords de 1963, la Turquie obtint le statut de candidat lors du Conseil européen d’Helsinki, en décembre 1999, et ce sur la base des critères d’adhésion communs à tous les pays, fixés lors du Conseil de Copenhague de 1993.
C’est lors d’un nouveau Conseil européen à Copenhague, en décembre 2002, que l’Union décide qu’elle « ouvrira sans délai des négociations d’adhésion » avec la Turquie dès lors que celle-ci aurait satisfait aux critères de Copenhague.
Ainsi, suite au rapport positif de la Commission sur la Turquie rendu le 6 octobre 2004, ainsi qu’à une résolution du Parlement européen abondant dans ce sens, soulignant les progrès de la Turquie en matière de respect des critères politiques, le Conseil européen des 16 et 17 décembre 2004 s’est prononcé en faveur d’une ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie, négociations désormais effectives depuis le 3 octobre 2005.
Il serait vain de nier la singularité de la candidature turque, dont la spécificité ne lasse pas d’étonner de par son histoire, de par les paradoxes autour desquels s’organisent la vie politique et sociale de ce pays ou de par sa situation géographique unique.
Cette candidature constitue avant tout pour l’Union européenne un cas d’école, qui pourrait bien faire jurisprudence dans les prochaines décennies quant à sa politique d’élargissement.
A ce titre, il est nécessaire d’examiner la candidature de la Turquie sous l’angle du droit communautaire positif (A), puis d’identifier l’ensemble des enjeux que celle-ci implique.
A/ La candidature turque : une exception au regard du droit communautaire
Préalablement à toute considération relative à la spécificité de la Turquie en tant que nation, c’est en tant que pays candidat que celle-ci doit être considérée, raison pour laquelle il est nécessaire de clairement définir la politique d’adhésion à l’Union européenne
1°- Les conditions d’adhésion à l’Union européenne
Simplifiée depuis le Traité de Maastricht, la procédure d’adhésion à l’Union européenne demeure principalement organisée par l’article 49 du Traité de Maastricht en sa version consolidée, qui dispose que « Tout pays européen qui respecte les principes énoncés à l’article 6§1 peut demander à devenir membre de l’Union Européenne ». On distinguera dans cette procédure le volet communautaire de celui qui relève de la seule compétence des Etats membres.
Au sein même de la phase communautaire, on peut aisément distinguer trois périodes.
La première est constituée de la procédure attachée à la recevabilité même de la candidature. Conformément à l’article 49 précité, la demande de candidature est donc adressée par l’Etat intéressé au Conseil, lequel doit se prononcer à l’unanimité, et ce après consultation de la Commission et émission d’un avis conforme du Parlement européen, qui devra à cette occasion se prononcer à la majorité absolue des membres qui le composent.
S’ensuit alors l’éventualité d’une seconde période, où la Commission peut émettre un avis préliminaire visant à organiser la stratégie de pré-adhésion, conditionnant l’ouverture des négociations d’adhésion à la réunion de critères déterminés.
Enfin, la troisième phase de la procédure communautaire débute par l’ouverture, sur décision du Conseil, des négociations d’adhésion proprement dite, qui seront en pratique menées entre les Etats candidats et la Communauté, cette dernière représentant les Etats membres.
La phase interétatique, qui vient clore l’ensemble de la procédure, s’organise autour de la conclusion d’un accord d’adhésion entre les Etats membres et les Etats candidats, ledit accord portant sur les conditions d’admission ainsi que sur les adaptations que l’admission entraînera « en ce qui concerne les traités sur lesquels sont fondés l’Union ».
Au-delà du nécessaire respect de la procédure d’adhésion, la candidature est naturellement soumise à des exigences de fond, qui découlent en partie de l’article 49 précité ainsi que de la pratique communautaire et de l’opinio juris.
Ainsi, il résulte de la rédaction de l’article 49 ce que l’on a coutume d’appeler la condition statutaire et géographique, c’est-à-dire que le pays candidat doit être un Etat reconnu comme tel par l’ensemble des Etats membres et être situé en Europe. En outre, une exigence politique s’est progressivement imposée comme condition sine qua non de l’adhésion, et ce notamment suite à l’intégration de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal, trois pays qui ne furent intégrés l’Union qu’à l’issue de leur processus de démocratisation. Dès 1978, en déclarant « solennellement que le respect et le maintien de la démocratie représentative et des droits de l’Homme dans chacun des Etats membres constituent des éléments essentiels de l’appartenance aux Communautés », les chefs d’Etat et de gouvernement consacraient l’obligation faite au pays candidat d’être un Etat démocratique et respectueux des Droits de l’Homme. Depuis la version consolidée de l’article 49 précité, disposant que seul un « Etat européen qui respecte les principes énoncés à l’article 6§1 » du Traité sur l’Union européenne est susceptible de devenir un Etat membre, il n’est plus permis de douter de l’intangibilité de cette condition politique. Enfin, à l’ensemble de ces exigences s’ajoute une condition technique non négligeable, à savoir le respect de l’acquis communautaire par l’Etat candidat, qui s’affirme autant comme le corollaire du principe d’une adhésion intégrale à l’Union européenne que comme une garantie de la pérennité des traités fondateurs de l’Union.
A considérer ces éléments, on constate que, en amont de la qualité d’Etat membre, le statut d’Etat candidat ne s’acquiert donc qu’après satisfaction d’exigences considérables. Or, certains éléments dans la candidature turque semblent témoigner d’un relatif abaissement des doléances communautaires dans ce domaine.
2°- Un affaiblissement des exigences européennes dans le processus d’adhésion
Si la candidature turque s’est fort naturellement conformée au processus d’adhésion quant à la forme, force est de constater qu’on ne saurait en dire autant quant aux conditions de fond. En effet, « les conditions de 1987 », dont les institutions de l’Union européenne semblent mal assumer la teneur, s’avèrent n’avoir jamais été respecté par la Turquie.
En effet, bien que n’ayant fait l’objet d’aucune annulation au cours du processus d’adhésion et étant mentionnée dans les rapports d’étapes de novembre 2003 et octobre 2004, ainsi que par le Parlement dans le rapport Oostlander, les conditions posées par le Parlement européen lors de la première demande officielle de la Turquie sont incontestablement demeurées lettres mortes. Le Parlement avait ainsi érigé la reconnaissance sans condition du génocide arménien, la reconnaissance de la république de Chypre et le retrait des troupes turques de l’île, le plein respect des droits de l’homme, ainsi que la reconnaissance et le respect des minorités religieuses non musulmanes sunnites comme conditions sine qua non d’une intégration de la Turquie, et c’est notamment sur la base de celles-ci qu’avait alors été refusée la candidature turque.
Or, il est indéniable qu’aucune avancée notable n’a eu lieu quant aux questions relatives au génocide arménien. La propagande négationniste est encore à l’œuvre dans les écoles turques et dans l’espace public, où toute opposition peut être qualifiée de trouble à l’ordre public ou d’ « hostilité anti-turc » .
De même, malgré la signature en 2004 par Ankara d’un protocole additionnel d’accord douanier dont Chypre est également signataire, le chef de la diplomatie turque a affirmé que la dite signature ne constituait « en aucun cas une reconnaissance implicite de Chypre par Ankara » . Ainsi, on assiste à une situation ubuesque sur la scène européenne, où un Etat membre à part entière de l’Union est partiellement occupé par l’armée d’un Etat candidat, qui persiste de plus à ne pas reconnaître la seule entité de l’Ile de Chypre qui bénéficie de la reconnaissance de la communauté internationale.
Concernant le respect des « minorités religieuses », telles les Alévis , représentant un cinquième de la population turque, il faut souligner que celles-ci ne disposent pas de la personnalité juridique et ne sont donc pas habilitées à gérer librement leur patrimoine ou leur lieux de culte. En effet, l’acquisition des lieux de culte reste soumise à l’accord préalable d’une organisation musulmane, la Direction des Fondations , qui s’est notamment fixé pour objectif de pourchasser le « prosélytisme chrétien ». De même, on retiendra que l’article 163 du Code pénal turque a érigé « l’évangélisme » et le « prosélytisme » autre que musulman sunnite en infraction sévèrement réprimée, au motif que « ces activités missionnaires » seraient « inspirées par des mobiles politiques, menaçant l’harmonie sociale entre les turcs » .
Concernant le respect des droits de l’Homme, et malgré de substantielles évolutions dans ce domaine, la Turquie reste néanmoins sujette à caution. En effet, même si selon les termes même de Günter Verheugen, ex-commissaire européen à l’élargissement, « la pratique de la torture n’est plus systématique en Turquie » , elle y reste courante, ce qui est attesté par de nombreux rapports émanant d’organisations de défense des droits de l’homme ainsi que par des rapports de la Commission européenne même. Par ailleurs, la liberté d’expression subit encore de nombreuses restrictions en Turquie. Les articles 312 et 305 du Code pénal réformé en 2004, censé satisfaire au " niveau requis par les standards européens", prévoient en effet des peines de dix et deux ans de prison ferme pour les citoyens turcs qui mentionneraient l’existence du génocide arménien, reconnaîtraient la république de Chypre ou critiqueraient l’Etat turc ou le gouvernement et ce qui est appelé « les avantages nationaux ».
Malgré ce constat affligeant au regard des conditions de 1987 et des critères de Copenhague, la Commission européenne, et ce malgré de nombreuses réserves relatives à "la torture, les droits de la femme, les droits syndicaux, la liberté religieuse, les rapports entre le civil et le militaire", a estimé le 6 octobre 2004 que la Turquie respectait « suffisamment » les critères démocratiques fixés par l’Union européenne. C’est sur la base de ce rapport pourtant mitigé, qualifié de « réponse positive mais prudente » par Romani Prodi, que la décision fut prise d’ouvrir les négociations d’adhésion avec la Turquie. Force est de constater que nous sommes fort éloignés du seuil d’exigence qui prévalait en 1987.
Dans le cadre des négociations d’adhésion récemment ouvertes, et malgré une candidature largement défaillante au regard du droit communautaire, il n’est évidemment plus temps de contester à la Turquie son statut de pays candidat. Un tel retournement signifierait pour l’Europe de consentir à se décrédibiliser tant aux yeux de son opinion publique que de ses interlocuteurs turques Désormais, seuls les enjeux portés par cette candidature méritent de retenir l’attention.
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