Benjamin : ma vie
Mot de passe : biographie/essais/photos Réflexions (par Benjamin)Un livre s’achève enfin, solennellement. Le mérité ne m’en revient absolument pas. Sans TREE, je n’aurais jamais rien achevé. Pour moi, elle a planifié, aidé à la promotion, m’a poussé à rendre les manuscrits, a élaboré la conception à ma place… Elle a tout pris en main, alors que je me contentais de lui remettre les BD refusées et poussiéreuses pour qu’elle les arrange à ma place, sans exception. Sans elle, vous ne pourriez pas lire ce livre. Je veux le faire savoir à tout le monde, cette petite jeune fille est un très grand rédacteur en chef, bien plus grande, et de loin, que les dessinateurs de bande dessinée sales et puants que nous sommes.
Plusieurs années ont passé, en un éclair, depuis le livre précédent. Il me semble que j’ai mûri, que je commence à avoir une vie plus stable, que je ne pourrais plus me mettre en situation d’être fauché, que je ne mangerai plus dans l’inquiétude du prochain repas, que je ne dépenserai plus un centime en pensant au moyen de le regagner. Je ne demanderais plus au monde, fulminant du haut de ma tour d’ivoire, pourquoi il est si peu équitable ; le besoin ne me poussera plus aux louanges flatteuses, je n’étalerai plus mon arrogance aristocratique devant les autres, semant le trouble imbu de moi-même… Je ne pourrai plus agir avec autant de légèreté envers les filles. J’ai vieilli ; je commence à me faner et je m’aigris.
Plusieurs années ont passé depuis mon dernier livre. Au fond, je n’ai pas réussi à les tirer au clair, même s’il me semble qu’une telle période soit suffisante à un homme pour s’élucider. Les amis qui m’ont soutenu en achetant « One Day » ont déjà grandi et aimé ; les enfants qui autrefois appréciaient mon dessin ont produit depuis des dessins que j’aime à mon tour. Les gens alors en vogue grisonnent déjà et sont devenus laids ; l’adolescence vire à la maturité, au déclin. Zhang Guorong (1) est mort, des tas de blancs-becs ont pris de la couleur. Po Shu (2) a fini par sortir sa troisième compil. Les F4 (3) sont déjà séparés, ils sont finis.
Quand je pense à ces années, j’ai le cœur vide ; je ne sais pas au bout du compte ce que j’ai bien pu en faire. Il me semble que dans mes expériences répétées, j’ai commis des tas de bizzarreries, abandonnant plusieurs fois la bande dessinée pour finalement y revenir ; il me semble que j’ai bien souvent causé l’inquiétude, le désespoir de tout le monde, que j’ai amené les gens à s’étonner de ce que Benjamin n’était pas encore mort.
Le Benjamin du livre précédent croyait encore pouvoir transformer le monde, se moquer de certaines choses, en stimuler d’autres. Celui d’aujourd’hui a depuis longtemps percé à jour les inégalités de ce monde. Un homme seul est un animal, un groupe d’hommes s’appelle une civilisation. Un homme seul qui tue son prochain est un criminel ; cent mille hommes, un pays entier, qui se précipitent chez d’autres hommes pour les tuer par millions, ça relève de quoi ? C’est donc ça le ressort caché de la civilisation ! Qu’est-ce-qu’un artiste ? Ceux qui conduisent les autres à toutes sortes d’actions méprisables sont précisément ceux qui maintenant revêtent le gilet pare-balles de l’art. Qu’est ce que l’originalité ? C’est l’autre mot pour égoïsme. Je vois ces gens et ces actes honteux, et j’en fais moi-même partie. N’est-ce pas risible ?
Je me considère aujourd’hui comme apaisé. Les cendres balayées, j’ai compris le sens de ma vie présente. Celui que je suis maintenant n’élève plus les chats ; parfois, lorsque je tombe sur les photos de mes anciens chats, il m’arrive de penser à eux. Il y a longtemps que je ne suis pas sorti, très longtemps que je ne me suis pas fait beau pour un rendez-vous. Ces amis lointains, il semble que je n’ai jamais le temps de renouer avec eux. A l’occasion j’envoie une courte lettre, quelques phrases sèches sans saveur ; je ne sais pas si nous avons encore la même importance les uns pour les autres.
Autrefois, je voulais faire plein de choses ; maintenant, mon cœur est déjà flétri, je commence à voir clair dans mes propres désirs. Je voudrais tout dire à mes propres amis, leur dire toute la vérité sur la vie. Voilà la force qui me pousse à continuer la BD, c’est aussi simple que ça. J’ai mûri très tard et j’ai toujours le temps de mettre en dessin ce que j’ai sur le cœur.
Je ne suis pas encore capable de décider de ma propre vie ; heureusement le destin m’a donné de nombreux amis. L’année dernière, après le SRAS, quand l’atelier a été dissous, je n’avais nulle part ou habiter. Par chance, Xiao Jun m’a hébergé, a vidé sa propre maison pour que je l’habite, lui-même filant au Shandong pour exploiter une nouvelle entreprise. C’est ainsi que, avec un honnête sans-gène, j’y ai vécu toute une année, usant son lecteur DVD jusqu’à le détraquer, fumant et jetant des détritus sur son magnifique plancher, jusqu’à en brûler un coin avec de l’encens anti-moustique. Xiao Jun l’a su, mais il a tout supporté gentiment ! Il m’a même téléphoné pour me demander si j’avais besoin d’argent, comme s’il était obligé de la faire, comme si c’était son devoir. Ce vieux frère, dans une vie précédente, sûr qu’il devait m’être sacrément débiteur ! Hé, hé !
Pour ce qui est des canailles, il a fallu deux ans aux deux connards d’une boîte de pub pour payer leurs dettes à notre atelier. Au fur et à mesure du développement économique du pays, les gens deviennent plus préoccupés par l’argent que par leur honneur. Avec eux, la morale et l’esprit civique sont inopérants. Ici, il faut une chanson : « Envers mes amis, il faut une douceur pareille au vent de printemps ; envers les connards, une dureté pareille à la lame du couteau ! »
L’inculte que je suis se lance dans l’écriture de roman. Marrant non ? C’est la vie, pleine de détours incompréhensibles ! Ecrire un roman était un rêve de maman. Aujourd’hui son fils a l’occasion de le réaliser à sa place. J’ai choyé cette opportunité comme un trésor précieux, mais le roman achevé, mon impression à sa lecture fut catastrophique. Je ne comprends pas. Ces expériences vécues, qui au début m’ont tellement touché, pourquoi, dans le roman, me paraissent-elles aussi bancales ? C’est très triste. Mille pensées en cendres envolées. J’ai presque songé à laisser tomber. Lors d’une réunion au mois d’août, j’ai rencontré l’ami Xue Liang. Rencontre hélas si tardive ! C’est ainsi que, très anxieux, je lui ai raconté l’histoire de mon roman. Etonnamment, Xue Liang aima beaucoup, ce qui réveilla mon ardeur. Peut-être que ces choses ont encore une valeur. Au pire, ces histoires pourront devenir une bande dessinée.
Comme ça, je peux peut-être commencer un feuilleton, non ? Considérant l’esprit dont je faisais preuve auparavant dans l’écriture, qui rendait les gens très confiants, tout le monde pronostiquait une sortie en retard du manuscrit, au point de m’inquiéter moi-même. Si tu veux manger de ce pain là, corrige toi-même tes erreurs.
(1) Zhang Guorong est un comédien et chanteur.
(2) Po Shu est un chanteur-compositeur.
(3) Les F4 sont un groupe d’acteurs de cinéma.