Matérialiser la lumière
C’est avec Georges Rousse, qu’en de nombreuses occasions, j’ai partagé le plaisir qu’apporte l’expérience du voyage. Un plaisir qui, chez lui, s’insinue comme il se révèle chez le collectionneur qui nous raconte ses trouvailles et ses acquisitions; de la sorte, chaque nouvelle rencontre commence par l’échange de nos dernières expériences de voyageurs. Il est vrai que, dans son cas, à l’heure d’analyser son travail, les approches et les commentaires gravitent habituellement et avec insistance autour des liens étroits, complexes, qu’il a réussi à établir entre l’architecture, la peinture et la photographie, grâce à des procédés visuels réellement surprenants; pour moi, cependant, les facteurs déterminants dans la conception de son œuvre sont la découverte et les ressorts déclenchés par le voyage, entendu dans son sens le plus large. Dans ce sens, les travaux les moins équivoques sont peut-être ces dessins de cartes géographiques flottant dans l’espace, et pour lesquels il part des cartes mêmes qui, par exemple, lui ont servi à parcourir les parages montagneux de pays comme l’Inde ou le Népal, de sorte qu’elles deviennent ainsi mémoire et vestige de sa propre expérience du chemin. En fin de compte, ce sont, comme il l’assure lui-même, des souvenirs de voyage(1), les traces d’une approche personnelle de lieux parcourus et dessinés sur le terrain par son propre cheminement.
La recherche incessante de nouveaux espaces architectoniques sur lesquels intervenir a fait du déplacement une nécessité inévitable, ou bien peut-être en fut-il à l’inverse, peut-être que le désir même du voyage lui provoqua le besoin de concevoir une proposition de travail où la découverte de nouveaux endroits fût un point de départ et un facteur crucial dans la conception globale de son œuvre. Avec le temps et la consolidation de son travail, ces trouvailles spatiales ne se sont pas seulement nourries des suggestions, des poétiques et des symbolismes qui pouvaient se dégager de certains espaces architectoniques sur lesquels le cours du temps avait laissé une empreinte singulière; elles se sont plutôt élargies graduellement à travers de nouveaux choix provoqués par des motifs de plus en plus divers. Entre ces motifs, parmi lesquels la singularité d’un espace industriel, comme peuvent l’être un abattoir ou une ancienne gare désaffectés est toujours restée présente, ont cependant surgi petit à petit d’autres possibilités d’espaces architectoniques où intervenir, des espaces qui peuvent aussi bien être en rapport avec la conception de thésaurisation et de diffusion de la connaissance, comme dans le cas de ses images réalisées à la Basilique de Saint Ignace de Loyola en 2002, ou bien avec la volonté de présenter une forte charge sociale et politique en faisant appel à l’histoire du XXe siècle par des propositions photographiques en relation avec Gernika et Hiroshima. Dans le premier cas, à travers une série de quatre images, Rousse reconstruisit quatre plans différents de la Basilique de Loyola, situés dans quatre endroits européens différents: la crypte de la propre basilique, de façon à créer ainsi de fortes relations entre l’intérieur et l’extérieur, mais aussi entre ce qui est représenté et la manière de le représenter, à laquelle s’ajoutèrent les interventions à Idoine, Berlin et Saint-Pierre-de-Cernières. Dans un premier temps, la série Loyola fut motivée par la proposition de participer à une exposition au Koldo Mitxelena de Saint-Sébastien(2), mais c’était aussi une nouvelle façon de prouver comment le besoin de s’approprier d’un endroit, de le connaître et de le vivre intensément lui permettait de développer de nouvelles séries qui, comme dans ce cas-ci, rayonneraient sur d’autres espaces. Par cette dispersion même, il s’agissait également d’insinuer le pouvoir que cet ordre religieux atteignit dans le monde, non seulement dans le domaine de la religion, mais aussi dans celui de l’enseignement et du savoir scientifique.
C’est par ce même biais que le fait de travailler dans le Pays Basque le poussa à proposer une réflexion sur Gernika: ainsi, l’un des couloirs du Koldo Mitxelena s’emplit et devint bien plus complexe, du point de vue architectural, quand s’y ajoutèrent de nouvelles intrusions géométriques, par une stratégie formelle que l’artiste utilisa pour y matérialiser la lumière. Sur des formes géométriques ajoutées dans le but de re-définir un nouvel espace, et sur une surface blanche immaculée, seulement nuancée par des jeux d’ombre et de lumière, avec la précision soigneuse d’un dessinateur de lettres, Rousse traça le fragment d’une carte où se trouve cette agglomération de la province de Gipuzkoa en la faisant flotter sur un plan vertical incident, afin d’obtenir une plus grande complexité de l’image résultante.
Au fur et à mesure que Georges Rousse se décida pour des interventions sur des espaces autres que ces endroits désaffectés et destinés à la rénovation ou à la démolition, les possibilités de s’approcher de ses propositions s’élargirent aussi et, comme dans le cas de l’intervention au Koldo Mitxelena avec la carte de Gernika, ou bien de celle qui s’est réalisée dans l’espace de la Galerie Carles Taché –un grand dessin abstrait obtenu par le tracé direct sur l’écran de l’ordinateur à l’aide de la souris–, l’artiste met à la disposition du public tout le processus d’élaboration d’une de ses images photographiques. Un processus grâce auquel le procédé pictural pourra être suivi dans ses moindres détails, tout en permettant de comprendre facilement comment il utilise l’anamorphose pour représenter un espace et pour provoquer ainsi une déformation de la perspective, en obligeant le spectateur à situer sur le seul point possible pour obtenir la vision correcte. Toutefois, l’artiste lui-même insinue qu’il n’a jamais employé le principe de l’anamorphose pour rendre un objet méconnaissable, selon la définition du terme, mais que sa prétention est de le dématérialiser de sorte qu’il devienne photographique. Rousse commente: «L’objet est dans la photo, mais il ne peut être capté. Voilà pourquoi j’ai utilisé l’anamorphose sans la nommer. C’est aussi l’objectif à grand angle qui me sert d’instrument de dématérialisation, grâce aux puissantes déformations du réel qu’il provoque, mon espace se transforme en une réalité surdimensionnée, plus petit que l’univers (pour y introduire une dimension poétique). En effet, je réorganise le monde
visible en un espace inédit et imprévu, mais le projet de l’artiste n’est-il pas de montrer le monde de façon imprévue?»(3).
Pour les exemples cités plus haut, d’autres connotations s’ajoutent évidemment au fait de prendre comme point de départ, soit la Basilique de Saint Ignace de Loyola, soit le village de Gernika, et qui vont au-delà des particularités des espaces architectoniques sur lesquels intervenir; comme nous l’avons vu dans le premier cas, il s’agissait d’une allusion à la connaissance universelle et, dans le second, d’un rappel de ce que signifient les bombardements sur la population civile, à une époque où ceux-ci se reproduisent si fréquemment. C’est aussi le cas de la série AZF, réalisée à Toulouse en 2003, où Rousse a voulu évoquer la terrible tragédie qui s’était abattue sur la ville lors de l’explosion de l’usine AZF en septembre 2001. Comme l’un des immeubles les plus endommagés par l’impact fut celui de l’Université de Toulouse-Le Mirail, Rousse proposa aux étudiants en beaux-arts de recueillir leur propre vision des faits à travers la photographie et, avec eux, d’intervenir dans le même type d’arts plastiques afin d’y construire un grand cercle saturé d’images, ainsi qu’une seconde version dans laquelle les images rayonnaient à partir d’un grand cercle blanc. Pour la première fois, Rousse utilisait des images photographiques pour intervenir dans un espace architectonique donné. Ainsi, il s’agissait d’une nouvelle manière de peindre dans l’espace, qui comptait sur une participation extérieure et se nourrissait en même temps des contenus symboliques et revendicatifs que les images apportaient. Ce travail se poursuivit à travers une nouvelle intervention sous l’amphithéâtre de l’Université même, en raison des faits historiques que le monde était en train de vivre à cause de l’intervention militaire en Irak. Rousse introduisit le mot PAIX dans un espace qui, par ses caractéristiques, offrait certaines similitudes avec un abri antiaérien, et il le fit à l’aide d’une peinture phosphorescente de sorte que, une fois les lumières éteintes, le mot continuait à briller. Ce travail se joint à une série de propositions dans lesquelles Rousse utilisait des mots, comme une manière d’habiter un espace, et de le faire à travers la poésie. Dans ce cas-là, le mot s’imposa nettement, frappant comme un cri.
Nous venons de voir comment tout nouveau déplacement, tout nouvel endroit visité, tout fait arrivé, peut donner lieu à une nouvelle proposition qui, en maintenant une cohérence totale par rapport à la ligne conceptuelle de son œuvre, suscite de nouveaux défis et des transformations subtiles qui la feront évoluer sensiblement.
Georges Rousse lui-même a souvent déclaré que les interventions picturales qu’il réalisait dans une telle diversité d’endroits et d’architectures visent à obtenir une sacralité qu’il a souvent mise en rapport aussi bien avec l’imminente disparition des espaces dans lesquels il travaille, qu’avec le vide qui les envahit habituellement, avant et après ses incorporations picturales et/ou sculpturales. Un vide qu’il situe au beau milieu de la photographie en tant que pratique, et c’est pourquoi il considère qu’il s’agit du moyen le plus approprié pour traduire ce vide en sensations visuelles. Pour Rousse, les images photographiques issues de complexes processus d’intervention dans les espaces sont sa façon particulière d’approcher et de vivre le rituel plastique du Vide, comme il l’affirme lui-même.
(1) En français dans le texte (N. de la T.).
(2) Catalogue Arquitecturas excéntricas, Koldo Mitxelena Kulturenea, Donostia-Saint-Sébastien, 2003.
(3) Lupin, Jocelyne/Rousse, Georges, dans Georges Rousse 1981-2000, CGAC, Saint-Jacques-de-Compostelle,
2000, p. 35.
Glòria Picazo
(Traduction de Nathalie Bittoun-Debruyne)