Maldoror a écrit:Ne me demandez pas sa biographie ou de complément d'information, je suis trop accaparé pour ça en ce moment. C'est peut être seulement parce que cela a fait écho a mes envies de voyages, mais je trouve le travail de ce peintre grandiose.
Tout d'abord, salut à toi Maldo, j'espere que tu te portes bien.
En ce qui concerne
Gilles Marrey:
(...) Les expositions de Gilles Marrey depuis le début des années 90 ont permis de voir ses ambitions et l’éventail de ses directions de sa recherche.
Pour résumer d’une formule ces ambitions, je les situerai entre la peinture comme oeuvre et les enchantements de la vie. Et cette capacité qu’a Gilles Marrey à se mouvoir entre ces deux pôles fait, à mon sens, la force assez unique de son oeuvre. D’un côté sa relation à la peinture comme art est forte et porte l’ambition des grandes entreprises. D’un autre, la présence de la vie, de ses bonheurs, de ses écorchures, de ses émotions donne aux peintures ce sentiment qui les arrache à la manière ou à la virtuosité. Ces deux dimensions ont toujours été présentes ; elles donnent à l’oeuvre sa respiration.
Déjà au début des années 90, Gilles Marrey alterne les grandes, voire très grandes peintures, fortement marquées par Gauguin, le symbolisme fin de siècle, les couleurs du fauvisme et de l’expressionnisme, avec des peintures de l’intimité ou des natures mortes rendant hommage à Bonnard et Vuillard. D’un côté on a affaire à de grandes compositions à la fois symbolistes, métaphysiques et décoratives, d’un autre à des enchantements où des moments de vision, de sensation et d’affection sont réunis et tressés.
Par la suite, après le séjour à New York, Gilles Marrey est resté fidèle à cette dualité. Un immense tableau comme La Peste de 1994 (500 cm sur 200) reprend le projet de la grande peinture allégorique et de la peinture religieuse à visée de dénonciation du mal, mais en même temps l’oeuvre de Marrey est pleine de scènes d’intimité et d’intérieur, ou encore de visions urbaines et, sur le double registre du Proche et du lointain ou du Soleil et de la Lune (ce sont les titres de deux expositions en 1994 et 1995), elle ne cesse de s’ouvrir à l’extérieur et de revenir vers la subjectivité la plus intime.
Aujourd’hui, l’ambition picturale se donne dans toute sa démesure et son audace désinvolte avec ce qu’il faut bien appeler L’Atelier de Marrey, une toile d’environ 600 cm sur 300 qui ne tente ni plus ni moins que de rassembler les expériences visuelles et les vécus du peintre dans l’atelier qu’il a occupé durant quatre ans et dont il a peint la mémoire avant de devoir le quitter. En même temps, comme toujours, des peintures de la vie et de la proximité coexistent, consacrées aux bonheurs quotidiens, ainsi que des scènes prises dans les cafés, ou des scènes d’intimité qui sont en fait des scènes érotiques et torrides de chambre d’hôtel.
Aussi bien cet immense Atelier que ces peintures de cafés et de scènes d’hôtel me sont l’occasion de revenir sur la notion même de peinture figurative.
La grande toile de l’atelier est une toile où, tel Courbet en 1855, Marrey entreprend de convoquer le monde dans la représentation du peintre, un monde qui est celui de sa vie des dernières années tout autant que l’espace visuel de cet atelier où tant de choses sont arrivées, tant de peintures ont été faites, tant de personnes et de sentiments sont passés. La toile est une sorte de panorama distordu, en ce sens que chaque moment y est rendu avec sa perspective, ce qui exige un effort pour rendre cohérent l’ensemble de ces points de vue particuliers. Gilles Marrey a voulu figurer (pas représenter) la salle des pas perdus qu’est un atelier, tout ce qui s’y passe et tout ce qui y passe, avec un rassemblement de l’espace, depuis le canapé défoncé du fond de la pièce jusqu’aux pinceaux et aux escabeaux devant les toiles, depuis la porte d’entrée jusqu’au mur où se peignaient les toiles en passant par la suite des fenêtres sur le côté. Il y a aussi un rassemblement du temps et de la lumière : lumières du soir venues de la rue et des enseignes de l’hotel et des restaurants en face, à travers la rue, lumières de fin d’après-midi, lumières du matin. Il y a là une tentative pour figurer un cycle, cycle des parcours dans l’espace de la pièce, cycle des jours, cycle du temps passé en quelques années avec les événements de la vie. Sur la toile de son Atelier, Marrey a collé “pour de vrai” des fragments et souvenirs, mais aussi il a introduit des images de certaines de ses peintures des dernières années, fragments de nature morte et de paysage. L’effort du peintre (et la réussite de la peinture) consiste à tout mettre ensemble, à recoller les morceaux, à faire la synthèse de la vie en une peinture mouvementée.
Dans un texte à caractère de manifeste de 1994, Marrey insistait sur le caractère de récit de la peinture, sur sa nature de construction de relations entre les éléments, mais il insistait aussi sur le défi de l’organisation et sur l’équilibre précaire ainsi atteint. Avec la conscience claire que ça peut être raté, que la disparité peut rester insurmontable, que l’unité peut ne pas se faire - et que c’est précisément en cela que consiste la vérité de la peinture. Autour de la grande toile de l’atelier, on verra un certains nombres de ces moments singuliers qui ont ainsi été repris et synthétisés dans le “défi de l’organisation”.
(...)
Ceci me conduit pour finir à dire quelques mots des prises de position de Gilles Marrey dans les débats sur l’art contemporain. Dès 1991, puis de nouveau en 1994, il a défini sa position et sa pratique contre les formes dominantes de l’académisme moderniste, contre les démarches conceptuelles, sérielles, minimalistes. Il ne s’agissait pas de sa part d’humeur ou d’une manière comme une autre d’affirmer la peinture contre ses concurrents et ennemis. Il s’agissait plutôt de défendre la valeur de l’incertitude et la place de la fragilité. Lorsqu’il terminait son grand Atelier, Marrey me disait qu’il ne savait pas s’il y arriverait. Les artistes qui travaillent selon un système conceptuellement défini n’ont pas d’incertitude sur le fait de pouvoir y arriver. Tout au plus peuvent-ils se retrouver avec une pièce qui, comme on dit, ne marche pas, ne fait pas entièrement, ou pas bien, son effet. S’il y a tellement de pièces d’art contemporain médiocres, c’est parce qu’elles obéissent au paradoxe d’être forcément réussies (il suffit de suivre la règle de production) et que pourtant elles ne marchent pas forcément. L’incertitude est au niveau de leurs effets, pas de leur production. A l’opposé, une peinture ne rate pas son effet : elle est ratée tout court. Il ne s’agit pas de savoir si elle est bien ou mal présentée, si l’espace qui la reçoit est adéquat mais si elle est ou non réussie. Il y a là deux régimes de production très différents qui sont au coeur des discussions actuelles sur l’art contemporain où s’opposent des partisans du risque et de la fragilité et d’autres qui valorisent l’autonomie et le caractère mécanique des démarches de production. C’est pour cela qu’une défense de la peinture au nom de la valeur du métier est mal venue et tombe mal : elle renvoie, elle aussi, à une logique du procédé, cette fois académique, et ne se distingue guère de ce qu’elle critique dans l’académisme moderniste.
Il serait donc erroné de voir en Gilles Marrey un peintre de tradition : ce qui le préserve de l’académisme, c’est le risque pris aussi bien dans le choix des thèmes que dans les entreprises de figuration, y compris en termes des références choisies. Entre l’ambition de L’Atelier et les pièges de la pornographie, Gilles Marrey continue de provoquer sous les dehors les plus séduisants.
Yves Michaud
le 22 juillet 1997