Doña Casserole se jette à la rue
Le 4 septembre 1970, comme prévu, Salvador Allende, médecin socialiste et franc-maçon, était élu président de la République. Mais le Contingency Plan ne fut pas mis en œuvre. L’explication la plus courante est aussi la plus amusante : un fonctionnaire du Pentagone commit une erreur et demanda 200 visas pour une soi-disant fanfare navale qui était en fait composée d’experts ès coups d’État, dont plusieurs amiraux qui ne savaient même pas chanter. Le gouvernement chilien découvrit la manœuvre et refusa d’accorder les visas. Cet incident, dit-on, aurait entraîné le report de l’opération. La vérité est que le projet avait été évalué à fond : d’autres agences américaines, la CIA surtout, ainsi que l’ambassadeur américain à Santiago, Edward Korry, estimèrent que le Contingency Plan était une opération militaire qui ne tenait pas compte de la situation du Chili à l’époque.
En effet, le triomphe électoral de l’Unité populaire n’engendra nullement la panique sociale qu’attendait le Pentagone. Au contraire, l’indépendance affichée du gouvernement en matière de politique internationale et sa résolution sur le terrain de l’économie avaient aussitôt créé une ambiance de fête sociale. Dans la première année, 47 entreprises industrielles furent nationalisées, ainsi que plus de la moitié du système de crédits. La réforme agraire expropria 2,4 millions d’hectares de terres agricoles pour les intégrer à la propriété sociale. L’inflation fut freinée, le plein emploi fut atteint et les salaires connurent une hausse effective de quelque 40%.
Le gouvernement précédent, présidé par le démocrate-chrétien Eduardo Frei, avait entamé la nationalisation du cuivre. Mais cette opération n’avait consisté qu’à racheter 51% des parts des mines. Or, pour la seule installation minière de El Teniente, le montant versé était supérieur à la valeur totale de la mine. Le gouvernement de l’Unité populaire, quant à lui, récupéra, par un seul acte juridique, tous les gisements de cuivre exploités par les filiales des sociétés américaines Anaconda et Kennecott. Et ce, sans verser aucune indemnité, car le gouvernement calcula que les deux sociétés avaient, en 15 ans, engrangé un bénéfice excessif de 80 milliards de dollars. La petite bourgeoisie et les couches sociales intermédiaires, deux grandes forces qui auraient pu alors appuyer un putsch militaire, commençaient à jouir de bénéfices imprévus, et non plus au détriment du prolétariat, comme cela fut toujours le cas, mais plutôt à celui de l’oligarchie financière et du capital étranger. Les forces armées, en tant que groupe social, avaient le même âge, la même origine et les mêmes ambitions que la classe moyenne. Si bien qu’elles n’avaient aucune raison, ni même un alibi, pour soutenir un groupe restreint d’officiers putschistes. Consciente de cette réalité, la Démocratie chrétienne non seulement ne parraina pas la conspiration militaire, mais elle s’y opposa résolument, sachant qu’un putsch serait impopulaire même dans ses rangs.
Son objectif était autre : tout faire pour ruiner la bonne santé du gouvernement et ainsi gagner les deux tiers du Congrès aux élections de mars 1973. Cette proportion de sièges lui permettrait de destituer constitutionnellement le président de la République. La Démocratie chrétienne était alors une vaste formation politique ancrée dans toutes les classes, avec une véritable base populaire au sein du prolétariat, parmi les petits et moyens propriétaires paysans et dans la bourgeoisie et la classe moyenne des villes. L’Unité populaire, quant à elle, représentait le prolétariat ouvrier défavorisé, le prolétariat agricole, la basse classe moyenne des villes et les marginaux de tout le pays.
Alliée au Parti national, d’extrême droite, la Démocratie chrétienne contrôlait le Congrès, tandis que l’Unité populaire contrôlait l’exécutif. Et la polarisation de ces deux forces allait, de fait, devenir la polarisation du pays. Curieusement, le catholique Eduardo Frei, qui ne croit pas au communisme, est celui qui a le plus bénéficié de la lutte des classes, qui l’a encouragée et l’a exacerbée, dans le but de fâcher le gouvernement et de précipiter le pays sur la pente de l’accablement et du désastre économique.
Le blocus économique des États-Unis, en réponse aux expropriations sans indemnisations, et le sabotage interne de la bourgeoisie firent le reste. Le Chili produisait de tout, des automobiles au dentifrice. Mais l’industrie avait une fausse identité : 60% du capital des 160 sociétés les plus importantes était étranger, et 80% des éléments fondamentaux étaient importés. De plus, le pays avait besoin de 300 millions de dollars par an pour importer des produits de consommation, et 450 millions pour financer le service de sa dette extérieure. Or, les crédits accordés par les pays socialistes ne suffisaient pas à remédier à la carence en pièces détachées, car toute l’industrie, l’agriculture et le transport fonctionnaient avec du matériel américain. L’Union Soviétique dut acheter du blé à l’Australie pour l’envoyer au Chili car elle-même en manquait. Via les banques d’Europe occidentale et Paris, l’URSS octroya aussi des prêts importants en dollars. Quant à Cuba, par un geste plus exemplaire que décisif, elle offrit un cargo rempli de sucre. Mais les urgences, au Chili, étaient incommensurables. Les joyeuses dames de la bourgeoisie, sous prétexte du rationnement et des excessives prétentions des pauvres, sortirent dans la rue faire résonner leurs casseroles vides. Ce ne fut pas un hasard, mais, bien au contraire, un fait significatif, que ce spectacle public de fourrures argentées et de chapeaux fleuris ait eu lieu dans l’après-midi où Fidel Castro terminait une visite de trente jours qui avait causé un véritable séisme d’agitation sociale.
La dernière cueca de Salvador Allende
C’est alors que le président Salvador Allende comprit. Il affirma que le peuple détenait le gouvernement, mais pas le pouvoir. Le phrase était plus amère qu’elle ne semblait, mais aussi plus alarmante. Car Allende possédait la fibre légaliste qui fut aussi le germe de sa propre destruction : cet homme qui se battit jusqu’à la mort pour défendre la légalité aurait été capable de sortir de la Monnaie par la grande porte, le front haut, si le Congrès l’avait destitué par la voie constitutionnelle.
Rossanna Rossanda, journaliste et femme politique italienne qui rendit visite à Allende à l’époque, trouva un homme vieilli, tendu, plein de prémonitions lugubres, assis sur le même sofa de cretonne jaune où on retrouvera son cadavre criblé de balles, le visage détruit d’un coup de crosse. Même les secteurs les plus compréhensifs de la Démocratie chrétienne étaient alors contre lui. « Même Tomic ? », lui demanda Rossana - « Tous ! », répondit-il.
À la veille des élections de mars 1973 où se jouait son destin, on donnait 36% des votes à l’Unité populaire. Toutefois, malgré l’inflation déchaînée, malgré le rationnement féroce, malgré les concerts de Doñas Casseroles, le parti gouvernemental l’emporta avec 44%. Une victoire si spectaculaire et si décisive que, dans son bureau, sans autre témoin que son ami et confident, le journaliste Augusto Olivares, Allende se mit à danser une cueca en solo. Pour la Démocratie chrétienne, c’était la preuve que le processus démocratique encouragé par l’Unité populaire ne pouvait être interrompu par la voie légale. Elle manqua toutefois de vision et fut incapable de mesurer les conséquences de son aventure : un cas impardonnable d’irresponsabilité historique. Pour les Etats-Unis, l’avertissement était bien plus sérieux que les intérêts des sociétés expropriées. Il s’agissait là d’un précédent inadmissible de progrès pacifique des peuples du monde, et notamment pour les peuples de France ou d’Italie, dont les conditions permettaient de tenter des expériences similaires à celles du Chili. Toutes les forces de la réaction intérieure et extérieure se concentrèrent alors en un seul bloc compact.
Par contre, les partis de l’Unité populaire, dont les fissures internes étaient bien plus profondes qu’on ne l’admet généralement, ne purent se mettre d’accord sur une analyse commune du vote de mars. Le gouvernement se retrouva sans ressources, tiraillé entre ceux qui voulaient mettre à profit l’évidente radicalisation des masses pour faire un saut décisif dans le changement social, et les plus modérés qui, craignant le spectre de la guerre civile, espéraient arriver à un accord régressif avec la Démocratie chrétienne. Avec le recul, on voit aujourd’hui combien ces contacts, dans le chef de l’opposition, n’étaient que distractions destinées à gagner du temps.
La grève des camionneurs fut le détonateur final. De par sa géographie accidentée, l’économie chilienne est à la merci du transport routier. Le paralyser, c’est paralyser le pays. Or, pour l’opposition, paralyser le pays était assez facile, puisque les camionneurs étaient les plus touchés par la pénurie de pièces détachées et se voyaient en outre menacés par l’intention du gouvernement de nationaliser le transport avec du matériel soviétique. La grève fut maintenue jusqu’au bout, sans répit, car elle était financée cash depuis l’extérieur. La CIA inonda en effet le pays de dollars, afin de soutenir la grève patronale. D’ailleurs, la devise américaine chuta sur le marché noir, écrivit Pablo Neruda à un ami européen. Une semaine avant le coup d’État, il n’y avait plus d’huile ni de lait ni de pain.
Dans les derniers jours de l’Unité populaire, avec une économie effondrée et le pays au bord de la guerre civile, le gouvernement et l’opposition tentèrent, chacun de son côté, de modifier le rapport de forces au sein des forces armées. La manœuvre finale fut parfaite : quarante-huit heures avant le putsch, l’opposition réussit à discréditer les officiers supérieurs qui soutenaient Salvador Allende. Après une série de coups de maître, ils furent promus, un à un, parmi les officiers du dîner de Washington.
Mais ce jeu d’échecs politique échappait désormais à l’emprise de ses joueurs. Entraînés par une dialectique irréversible, ils devinrent eux-mêmes des pions sur un échiquier plus vaste, beaucoup plus complexe et politiquement bien plus important qu’une simple confabulation consciente de l’impérialisme versus la réaction contre le gouvernement du peuple. C’était une terrible confrontation de classes qui échappait aux mains de ceux-là même qui l’avaient provoquée ; une bataille acharnée entre intérêts opposés, dont l’issue finale ne pouvait être autre qu’un cataclysme social sans précédent dans l’histoire de l’Amérique.
L’armée la plus sanguinaire au monde
Dans de telles conditions, le putsch militaire ne pouvait être que cruel. Allende le savait. « On ne joue pas avec le feu », avait-il dit à Rossana Rossanda. « Celui qui pense qu’au Chili, un coup d’État militaire se fait comme dans d’autres pays d’Amérique, avec un simple changement de garde à la Monnaie, se trompe drôlement. Ici, si l’armée sort de la légalité, il y aura un bain de sang. » Une telle certitude était en fait justifiée historiquement.
Au Chili, contrairement à ce que l’on a voulu faire croire, les forces armées sont intervenues dans la politique chaque fois que leurs intérêts de classe se voyaient menacés. Et ces interventions ont été accompagnées d’une énorme férocité répressive. Les deux constitutions que le pays a eues en un siècle ont été imposées par les armes, et le récent putsch militaire était le sixième de ces cinquante dernières années. Cette soif sanguinaire de l’armée chilienne date en fait de sa naissance. Elle vient de la terrible école de la guerre au corps à corps contre les Araucans, qui dura 300 ans. Un de ses précurseurs se vantait, en 1620, d’avoir tué de sa main plus de deux mille personnes en une seule action. Dans ses chroniques, Joaquín Edwards Bello rapporte qu’au cours d’une épidémie de typhus exanthématique, l’armée sortait les malades de chez eux et les tuait d’un bain de poison afin d’enrayer l’épidémie. Et pendant la guerre civile de sept mois, en 1891, il y eut plus de 10 000 morts en une seule bataille. Les Péruviens assurent que sous l’occupation de Lima, pendant la guerre du Pacifique, les militaires chiliens saccagèrent la bibliothèque de Ricardo Palma. Mais ils ne lisaient pas les pages ; ils s’en servaient comme papier toilette.
C’est avec encore plus de brutalité que les mouvements populaires ont été réprimés. Après le séisme de Valparaiso, en 1906, les forces navales liquidèrent l’organisation des dockers en massacrant 8 000 ouvriers. À Iquique, au début du siècle, une manifestation de grévistes, fuyant les soldats, se réfugia au théâtre municipal. Ils furent mitraillés. 2 000 morts. Le 2 avril 1957, l’armée réprima une révolte civile dans un centre commercial de Santiago et causa un nombre de victimes qui n’a jamais pu être calculé, car le gouvernement enterra les corps dans des charniers clandestins. Au cours d’une grève à la mine de El Salvador, sous la présidence de Eduardo Frei, une patrouille militaire ouvrit le feu pour disperser une manifestation, faisant six morts, dont plusieurs enfants et une femme enceinte. Le commandant local était un obscur général de 52 ans, père de cinq enfants, professeur de géographie et auteur de plusieurs ouvrages sur des questions militaires. Il s’appelait Augusto Pinochet. Ce mythe de légalisme et bienveillance de cette armée de bouchers a été inventé dans l’intérêt de la bourgeoisie chilienne. L’Unité populaire l’a maintenu dans l’espoir de faire basculer en sa faveur la composition de la classe des cadres supérieurs. Salvador Allende se sentait toutefois plus en sécurité parmi les Carabiniers, un corps armé d’origine populaire et paysanne placé sous le commandement direct du président de la République. De fait, seuls les officiers les plus anciens des Carabiniers soutinrent le coup d’État. Les jeunes officiers, eux, se retranchèrent à l’École des sous-officiers de Santiago et résistèrent pendant quatre jours, jusqu’à ce qu’ils furent écrasés sous les bombes lancées des avions.
Il ne restera au Chili aucune trace des conditions politiques et sociales qui ont rendu possible l’Unité populaire. Quatre mois après le putsch, le bilan était atroce : près de 20 000 personnes assassinées, 30 000 prisonniers politiques soumis à de sauvages tortures, 25 000 étudiants expulsés et plus de 200 000 ouvriers licenciés. Mais le plus dur n’était pas encore arrivé.